nous fait sans connaissance de cause : il ne faut pas non plus le faire attendre ; car si dans tout bienfait Ton doit compter pour beaucoup l’intention du bienfaiteur, un bienfait tardif suppose un refus prolongé. Gardez-vous aussi d’y mêler rien d’injurieux ; car la nature a voulu que le souvenir des mauvais offices se gravât plus profondément que celui des bons ; et la mémoire, si oublieuse du bien, garde le mal avec une fidélité opiniâtre. N’attendez donc pas de reconnaissance, si vous blessez en obligeant ; c’est vous en montrer assez que de vous pardonner votre bienfait.
La foule des ingrats ne doit pas pourtant ralentir notre bienfaisance. Nous-mêmes d’abord, comme je l’ai dit, nous contribuons à en augmenter le nombre : ensuite l’oubli sacrilège de l’impie entrave-t-il cette loi de bonté immuable que les dieux immortels se sont faite ? Obéissant à cette nécessité de leur nature, ils versent leurs bienfaits jusque sur les sacrilèges et ceux qui les oublient. Imitons leur exemple, autant que le permet la faiblesse humaine ; que nos bienfaits soient un don et non pas un prêt usuraire. On mérite d’être trompé, lorsqu’on donne avec l’arrière-pensée de rentrer dans ses avances. Mais notre bienfait a mal tourné : nos enfants, nos femmes n’ont-ils donc jamais déçu notre espoir ? et cependant l’on prend femme, l’on élève des enfants ; l’expérience même nous laisse là-dessus si indociles, que, tout meurtris, nous revenons à la charge, et ne craignons pas de nous remettre en mer après le naufrage. Que de motifs plus nobles encore pour persévérer dans notre bienfaisance ! y renoncer, parce que nous en avons été pour nos frais, c’est déclarer que nos dons étaient de pures avances ; c’est justifier les ingrats, pour qui l’ingratitude est une honte,