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car, entre tous les malheurs de la cruauté, le plus grand, c’est qu’elle est contrainte de persévérer, et que le retour au bien lui est interdit àjamais. Pour soutenir des crimes il faut des crimes nouveaux. Qu’y a-t-il de plus malheureux qu’un homme forcé d’être méchant ?

Oh î combien il est digne de pitié (je veux dire de sa propre pitié, car celle qu’il obtiendrait des autres serait coupable), le prince qui a signalé son pouvoir par le meurtre et les rapines, qui a tant fait, que tout lui est devenu suspect au dedans comme au dehors de son palais ! Forcé de chercher son salut dans les armes, lorsque les armes sont pour lui un sujet d’effroi ; ne se fiant plus ni à la loyauté de ses amis ni à la tendresse de ses enfants, lorsqu’il envisage tout ce qu’il a fait et tout ce quiil est contraint de faire, qu’il trouve sa conscience chargée de crimes et déchirée de remords, souvent il redoute la mort, plus souvent il la désire ; plus odieux encore à lui-même qu’à ceux auxquels il commande !

Mais celui qui veille, avec plus ou moins de sollicitude, sur tous les intérêts ; qui, considérant le corps social comme son propre corps, en alimente toutes les parties ; qui naturellement enclin à l’humanité, ne dissimule pas, lorsqu’il faut sévir, la répugnance qu’il éprouve à employer ce triste remède ; qui n’a dans l’âme aucun sentiment hostile, ni farouche ; qui exerce une puissance paisible et salutaire, qui veut que ses sujèts aiment son empire, trop heureux lorsqu’il peut leur faire partager son bonheur ; cet homme aux paroles affables, à l’abord facile, dont le regard, pour gagner les cœurs, vaut un bienfait ; ce prince aimable qui accueille avec faveur les demandes justes et repousse sans aigreur celles qui ne le sont