jamais eu de malheur. » En effet il n’a pas pu s’éprouver. Quand la fortune aurait secondé tous ses vœux, les aurait même prévenus, toujours est-il que les dieux ont eu mauvaise opinion de lui ; ils ne l’ont pas jugé digne de vaincre quelquefois la fortune. Elle aussi, évite le lâche, comme si elle disait : Pourquoi m’attaquer à un pareil adversaire ? à la première atteinte, il mettra bas les armes ; il n’y a pas besoin contre lui de toute ma force : la plus légère menace le fera reculer ; il ne peut soutenir mes regards. Cherchons-en un autre avec qui je puisse me mesurer. Je rougirais de combattre un ennemi tout prêt à s’avouer vaincu.
Un gladiateur se croit déshonoré, si on le met en présence d’un adversaire trop au-dessous de lui ; il sait qu’on n’a pas de gloire à vaincre celui qu’on vaincra sans péril. La fortune fait de même ; elle choisit les plus braves pour entrer en lice avec eux, et passe dédaigneusement devant les autres. Elle attaque les plus fiers et les plus hardis, contre qui tout son effort soit nécessaire : elle essaie le feu contre Mucius, la pauvreté contre Fabricius, l’exil contre Rutilius, les tourments contre Regulus, le poison contre Socrate, la mort contre Caton.
Ce n’est que par la mauvaise fortune que se produisent les grands exemples : trouvez donc Mucius malheureux lorsqu’il presse de son poing les feux de l’ennemi, et se punit lui-même de son erreur ? lorsqu’un roi, que son glaive n’avait pu vaincre, fuit à la vue de son bras consumé ? Eut-il été plus heureux, s’il eût échauffé sa main dans le sein de sa maîtresse ? Trouvez-vous Fabricius malheureux d’employer tout le temps que lui laissent les soins publics, à labourer sa terre ? de faire la guerre autant contre l’or que contre Pyrrhus ? de manger ?