Page:Sénèque - Œuvres de Sénèque le philosophe, Tome 2, trad Baillard et du Bozoir, 1860.djvu/320

Cette page n’a pas encore été corrigée

personne ; car, enfin, courir au miroir pour regagner son sang-froid, c’est déjà l’avoir recouvré. La colère d’ailleurs ne se croit jamais plus belle que quand elle est horrible, effroyable : elle rend l’homme jaloux de paraître ce qu’il a voulu qu’elle le fit. Il vaut mieux songer à combien de personnes la colère a par elle-même été fatale. On en a vu, au fort de la crise, se rompre les veines, vomir le sang après des éclats de voix surhumains, avoir les yeux couverts d’un nuage jaunâtre, tant la bile s’y porte violemment ; on a vu des malades retomber plus bas que jamais. La colère est la voie la plus prompte, à la folie, qui, chez bien des gens, n’est qu’une fureur continue : la raison, qu’ils ont voulu perdre, ils ne l’ont plus retrouvée. Tel fut Ajax, poussé au suicide par la folie, et à la folie par la colère. Périssent mes enfants ! que l’indigence m’accable ! que ma maison s’écroule ! voilà leurs souhaits, et ils vous soutiendront qu’ils ne sont pas en colère : ainsi le fou nie qu’il extravague. Devenus ennemis de leurs meilleurs amis, redoutables aux êtres qu’ils chérissent le plus, oubliant toute loi, hors celles qui peuvent servir la vengeance, un rien les jette vers un autre objet ; inabordables aux plus douces paroles, aux procédés les plus touchants, n’agissant que par violence, prêts à vous frapper de leur glaive, ou à le tourner contre eux-mêmes : car le mal qui les possède est le plus acharné de tous les maux, comme il est le pire de tous les vices. Les autres vices, en effet, n’entrent dans l’âme que par degrés ; celui-ci l’envahit dès l’abord et tout entière, paralyse toute autre affection, fait taire même l’amour le plus ardent. L’amant que la colère égare perce l’objet de sa tendresse et meurt dans les bras de sa victime. L’avarice, monstre si dur, si inflexible, s’anéantit dans la colère, qui se fait une