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qui se fait suivant ne découvre, ne cherche même plus rien. « Pourquoi donc n’irais-je pas sur les traces de mes prédécesseurs ? » Oui, prenons la route frayée ; mais si j’en trouve une plus proche et plus unie, je me l’ouvrirai. Ceux qui avant nous ont remué le sol de la science ne sont pas nos maîtres, mais nos guides. Ouverte à tous, la vérité n’a point jusqu’ici d’occupant : elle garde pour nos neveux une grande part de son domaine[1].


LETTRE XXXIV.

Encouragements à Lucilius.

Je grandis, je triomphe, et secouant les glaces de l’âge je me sens réchauffé chaque fois que ta conduite et tes lettres m’apprennent combien tu t’es dépassé toi-même, car dès longtemps tu as laissé la foule derrière toi. Si l’agriculteur est charmé quand ses arbres se couronnent de fruits ; si le berger prend plaisir à voir multiplier son troupeau ; s’il n’est personne qui n’envisage comme siens les progrès physiques de l’enfant qu’il a nourri, que penses-tu qu’éprouve l’homme qui a fait l’éducation d’une âme, qui l’a façonnée tendre encore et qui la voit tout d’un coup grande et forte ? Eh bien ! je te revendique, moi : tu es mon ouvrage. Aux dispositions que je t’ai reconnues, j’ai mis sur toi la main, t’encourageant, te pressant de l’aiguillon : et impatient de toute lenteur, je t’ai poussé sans relâche ; je le fais encore aujourd’hui, mais déjà j’exhorte un homme en pleine course, qui me renvoie les mêmes exhortations. Tu me demandes ce que je veux de plus ? Il y a beaucoup d’accompli. De même, en effet, qu’avoir commencé c’est avoir fait moitié de la tâche entière40, comme on dit ; en morale aussi pareille chose a lieu, et un grand point pour être bon est de vouloir le devenir. Et sais-tu qui j’appelle bon ? Celui qui l’est d’une manière parfaite, absolue, celui que nulle violence, nulle nécessité ne rendrait méchant. Voilà l’homme que je prévois en toi, si tu persévères et redoubles d’efforts, si

  1. Voy. Quest. natur., VII, ch. dernier.