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sant recommencer sans cesse. Nous la morcelons en trop de parcelles, nous la déchiquetons. Hâte-toi donc, cher Lucilius, et songe combien tu redoublerais de vitesse, si tu avais l’ennemi à dos, si tu soupçonnais l’approche d’une cavalerie lancée sur les pas des fuyards. Tu en es là ; on te serre de près ; fuis plus vite et trompe l’ennemi. Ne t’arrête qu’en lieu sûr, et considère souvent que c’est une belle chose à l’homme de compléter sa vie avant de mourir, puis d’attendre en sécurité ce qui lui reste de jours à vivre, fort de sa propre force et en possession d’une existence heureuse qui ne gagne pas en bonheur à être plus longue. Oh ! quand verras-tu l’heureux temps où tu sentiras que le temps ne t’importe plus, où tranquille et sans trouble, insoucieux du lendemain, tu auras à satiété joui de tout ton être ! Veux-tu savoir ce qui rend les hommes avides de l’avenir ? C’est que pas un ne s’est appartenu. Tes parents à coup sûr ont fait pour toi d’autres vœux que le mien ; car au rebours de leurs souhaits, je veux te voir mépriser tout ce qu’ils voulaient accumuler sur toi. Leurs désirs dépouillaient quantité d’hommes pour t’enrichir : tout ce qu’ils transportaient à leur fils, c’est à d’autres qu’on l’aurait pris. Je le souhaite la disposition de toi-même, et que ton âme agitée de vagues fantaisies puisse enfin se rasseoir et se fixer, qu’elle sache se plaire, et qu’arrivée à l’intelligence des vrais biens, intelligence que suit aussitôt la possession, elle n’ait pas besoin d’un surcroît d’années. Il a enfin franchi les épreuves de la nécessité, il est émancipé, il est libre celui qui vit encore après que sa vie est achevée.


LETTRE XXXIII.

Sur les sentences des philosophes. Penser à son tour par soi-même.

Tu désires que, pour appendice à mes lettres, je te donne comme précédemment un choix de sentences de nos grands maîtres. Ce n’est pas de bleuets qu’ils se sont occupés : tout le tissu de leur œuvre est d’une beauté mâle ; c’est la preuve d’un génie inégal de ne briller que par saillies. On n’admire point