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LETTRES DE SÉNÈQUE

Toi, continue à te montrer homme de décision et réduis tes bagages. De toutes ces choses qui forment notre avoir nulle n’est indispensable. Retournons aux lois de la nature : la vraie richesse est sous notre main. Ce qu’il faut à l’homme ne coûte rien ou presque rien. Du pain, de l’eau, voilà ce qu’exige la nature ; nul n’est pauvre pour ces deux choses, « et qui borne là ses désirs peut disputer de félicité avec Jupiter lui-même, » comme dit Épicure dont tu peux lire la recommandation ci-incluse : « Agis en tout comme si Épicure te regardait. » Il est utile sans doute de s’être imposé un surveillant, d’avoir un modèle à contempler, qui intervienne et se fasse sentir dans toutes tes pensées. Il est bien plus admirable encore de vivre comme en la présence continuelle et sous les yeux de quelque homme de bien ; mais, selon moi, c’est assez déjà d’agir en tout ce que l’on fait comme sous les yeux d’un témoin quelconque. La solitude encourage à tout ce qui est mal. Quand tu auras fait assez de progrès pour te pouvoir révérer toi-même, libre à toi de congédier ton directeur : jusque-là il te faut quelque autorité qui te maintienne21. Que ce soit ou Caton, ou Scipion, ou Lælius, ou tout autre dont la présence au milieu des gens les plus perdus de vices couperait court aux désordres ; mais travaille à former en toi l’homme en face duquel tu n’oserais mal faire. Quand tu en seras là, quand tu commenceras à être toi-même en quelque honneur auprès de toi, je t’accorderai peu à peu comme droit ce dont Épicure a fait un conseil : « Sois plus que jamais seul avec toi-même, quand tu seras forcé d’être avec la foule22. »

Il faut te faire autre que le grand nombre. Jusqu’à ce que tu puisses sans risque te recueillir ainsi, regarde tous ces hommes : pas un qui ne gagne plus à être avec autrui qu’avec soi. « Sois plus que jamais seul avec toi-même quand tu seras forcé d’être avec la foule ; » oui, si tu es homme de bien, si tu es calme, tempérant : sinon, cherche dans la foule un asile contre toi-même. Seul, tu es trop près d’un méchant[1].


  1. Voy. Lettre X.