paroles, non d’actions. Eh quoi ! sais-tu d’aujourd’hui seulement que la mort, que l’exil, que la douleur planent sur toi ? C’est pour tout cela que tu es né. Pensons que tout ce qui peut arriver arrivera : ce que je te recommande là, je suis sûr que tu l’as fait. Je te recommanderai maintenant de ne point abîmer ton âme dans les soucis de ce procès ; elle s’émousserait et aurait moins de vigueur au moment de se relever. Oublie ta cause pour celle où sont engagés tous les hommes, dis : « Je n’ai qu’un corps, mortel et fragile ; les sévices ou la violence de plus puissant que moi ne sont pas les seules douleurs qui le menacent ; ses plaisirs même se changent en tourments. Ses repas lui apportent l’indigestion ; l’ivresse, des engourdissements, des tremblements de nerfs ; l’incontinence lui contourne les pieds, les mains, toutes les articulations. Deviendrai-je pauvre ? je serai du grand nombre. Exilé ? je me croirai né où l’on m’enverra. On me garrottera ? eh quoi ! suis-je maintenant sans entraves ? Ce corps est le bloc pesant où la nature m’a rivé. Je mourrai ? je cesserai, veux-tu dire, d’être en butte à la maladie, en butte aux geôliers, en butte à la mort. »
Il serait trop fade de reprendre ici le refrain usé d’Épicure : « Que la crainte des enfers est chimérique, qu’il n’y a point d’Ixion tournant sur sa roue, point de Sisyphe poussant de ses épaules un roc jusqu’au haut d’une montagne, point d’entrailles qui puissent renaître et se voir rongées quotidiennement[1]. » Nul n’est assez enfant pour craindre un Cerbère, un royaume des ombres, et ces âmes squelettes marchant tout d’une pièce avec leurs ossements décharnés. La mort anéantit ou affranchit l’homme. Affranchi, la meilleure partie de son être demeure : son fardeau lui est enlevé ; anéanti, rien de lui ne reste : biens et maux, tout a disparu. Souffre qu’ici je rappelle un de tes vers, en t’invitant d’abord à reconnaître que tu l’as écrit pour toi-même aussi bien que pour les autres ; car s’il est honteux de dire une chose et de penser le contraire, combien ne l’est-il pas plus d’écrire autrement qu’on ne pense ? Je me souviens qu’un jour tu développais cette idée que l’homme ne tombe pas tout d’un coup dans la mort, qu’il s’y achemine pas à pas, que nous mourons chaque jour, car chaque jour nous dérobe une portion de vie18, et alors même que nous croissons, la somme de nos années décroît. La première enfance nous a échappé, puis le second âge, puis l’adolescence ; y compris hier, tout le temps