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leur. Oui : le plaisir est sur une pente rapide, il glisse vers la souffrance s’il ne se tient sur la limite ; et s’y tenir est difficile à qui se croit dans le bon chemin. La soif du vrai bien, si vive qu’elle soit, est sans risque. Tu veux savoir en quoi il consiste, quels en sont les éléments ? Les voici : une bonne conscience, d’honnêtes résolutions, des actions droites, le mépris des dons du hasard, la marche paisible et non interrompue d’une vie qui suit toujours la même ligne. Ces hommes qui s’élancent de projets en projets ou qui même, sans élan spontané, s’y laissent pousser comme par le hasard, comment auraient-ils un sort fixe et durable, eux, flottants et mobiles ? Peu de gens, soit au dehors soit au dedans d’eux-mêmes, s’ordonnent selon les plans de la raison : la multitude, comme ces objets qui suivent le courant des fleuves, ne marche pas, mais est entraînée. Les uns sont retenus sur une onde paisible qui les berce mollement ; d’autres cèdent à des flots plus rapides ; ceux-ci s’en vont, d’un cours languissant, à la rive la plus proche où ils sont déposés ; d’impétueux courants rejettent ceux-là dans la haute mer. À nous donc à déterminer ce que nous voulons, et à savoir y persévérer. C’est ici le lieu d’acquitter ma dette. Et je puis te renvoyer le mot de ton cher Épicure comme affranchissement de cette lettre : « Il est fâcheux d’en être toujours au début de sa vie. » ou, si ce tour est plus expressif : « C’est vivre mal que de toujours commencer à vivre. » Comment cela ? dis-tu ; car le mot demande explication. – C’est qu’alors la vie est toujours inachevée ; or qui peut se tenir prêt à mourir, s’il ne fait que la commencer ? Il faut agir de telle sorte qu’on ait toujours assez vécu : et nul ne s’en flatte au moment où il ébauche son existence. Ne t’imagine point que peu d’hommes soient dans ce cas : c’est le sort de presque tous. Certains commencent à vivre au moment où il faut cesser. Cela t’étonne ? Je vais t’étonner davantage : d’autres ont cessé de vivre avant d’avoir commencé.