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Demandons à ceux qui arrivent ce que font nos amis absents ; pressons leurs débiteurs, répondons pour eux à leurs créanciers, résistons à leurs ennemis…

II.… Vous le demandez : ainsi donc un instant suffit pour que vos amitiés s'évanouissent ; les âmes, les intentions, faibles garants ! Un voyage suffit pour effacer tous les droits de l'absent ; est-il trop loin de nous, et trop longtemps, ce n'est plus même une simple connaissance, à plus forte raison n'est-ce plus un ami. Pour prévenir un tel malheur, mettons tous nos soins à fixer, à rappeler nos fugitifs souvenirs ; ayons recours, comme je le disais dans ma première partie, à l'élan si prompt de la pensée ; ne souffrons pas que jamais notre ami soit absent de notre âme ; qu'il y revienne sans cesse; il nous sera présent si nous nous représentons bien le passé.

…Tels étaient ses gestes, ses traits.[1]

Créons-nous en esprit une image palpable et prise sur le vif, non une esquisse effacée et muette.

…Tels étaient ses gestes, ses traits,

et de ces détails plus intimes, plus directs : voilà comme il savait dire, exhorter, dissuader ; le conseil à donner, il le trouvait sans peine ; à recevoir, il y était tout prêt, se rendant sans obstination ; aussi généreux de ses bienfaits que patient à les perdre ; telles étaient et son active bienveillance, et ses colères ; vaincu par son ami, il avait ce même air que donne d'habitude la victoire. Puis revoyons ses autres qualités : qu'elles nous soient une société, une pratique journalières ; et si nous regrettons à la fois plusieurs absents, rassemblons, pour ainsi dire, ces lambeaux épars de notre affection : que chacun tour à tour ait place dans nos entretiens et dans nos pensées ; ne laissons jamais au temps ni à la distance le pouvoir de nous faire oublier nos amis.

III. Il faut s'assurer des dispositions intérieures, puisque le visage est un garant peu sûr. Le cœur humain a de profonds replis : les mêmes dehors qui font aimer la vertu servent de masque à l'hypocrisie ; les intentions les plus perverses se couvrent de l'air le plus bienveillant ; et difficilement, sans un tact exercé, fera-t-on la différence d'un cœur d'ami à un faux semblant.

  1. Énéide, III, 490.