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LETTRES DE SÉNÈQUE

aux prises avec le devoir accepté par toi, ne cède pas. Ce n’est pas l’homme de cœur et d’action qui fuit la fatigue : loin de là, son courage croît par les difficultés. » Ainsi te diront-ils, si « un digne motif soutient ta persévérance, si tu n’as à faire ou à supporter rien dont rougisse l’honnête homme ; » car celui-ci ne s’userait point en d’ignobles et déshonorantes fonctions, et ne resterait point aux affaires pour les affaires mêmes9. Il ne fera même pas ce que tu penses qu’il ferait ; embarqué dans les grands emplois, il n’en souffrira pas perpétuellement les tourmentes. Voyant sur quels bas-fonds il roule sans avancer, tant d’incertitudes, tant d’écueils, il reculera, mais sans tourner le dos, il regagnera peu à peu le rivage. Or il est facile, cher Lucilius, d’échapper aux affaires quand on compte pour rien ce qu’elles rapportent. Car voilà ce qui nous arrête et nous retient : « Eh quoi ! renoncer à de si belles chances ! au moment de recueillir, m’éloigner ! plus personne à mes côtés ! point de cortège à ma litière ! mon antichambre déserte ! » Oui, c’est de tout cela qu’on a peine à s’arracher : on aime les fruits de ses misères, en maudissant ces misères mêmes. On se plaint de l’ambition comme on ferait d’une maîtresse ; et, à scruter nos vrais sentiments, ce n’est point haine, c’est bouderie. Sonde bien ces gens qui déplorent ce qu’ils ont convoité et qui parlent de fuir ce dont ils ne peuvent se passer : tu les verras volontairement, obstinément rester dans ce qu’ils nomment leur gêne et leur supplice. Oui, Lucilius, l’homme se cramponne à la servitude plus souvent qu’elle ne s’impose à lui ; mais si tu es résolu à déposer ta chaîne, et franchement ami de l’indépendance, si tu ne réclames de délai que pour t’épargner des regrets sans fin et rompre heureusement, toute la cohorte stoïcienne pourrait-elle ne pas t’applaudir ? Tous les Zénons, tous les Chrysippes ne te donneront que des conseils modérés, honorables, dignes de toi[1]. Mais si tes tergiversations tendent à bien t’assurer de tout ce que tu emporteras avec toi, et de combien d’argent comptant tu approvisionneras ton loisir, jamais tu ne trouveras à faire retraite. Nul nageur n’échappe avec ses bagages. Aborde au port d’une meilleure vie : les dieux te sont propices, mais non point comme à ceux auxquels, avec un visage riant et serein, ils accordent de magnifiques infortunes, faveurs cuisantes et douloureuses, que justifient seuls les vœux qui les ont arrachées10.

  1. Deux mss. : et tua. Alias et tuta; Lemaire : et vera.