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LIVRE VI.

elle-même n’est pas si grand’chose. Si donc nous voulons vivre heureux et n’être en proie ni à la crainte des dieux, ni à celle des hommes ou des choses, et regarder en dédain les vaines promesses de la Fortune, comme ses puériles menaces ; si nous voulons couler des jours tranquilles et le disputer aux immortels même en félicité, tenons toujours notre âme prête à partir. Si des pièges, si des maladies, si les glaives ennemis, si le fracas de tout un quartier qui s’écroule, si la ruine du globe ou un déluge de feux embrassant cités et campagnes dans une même destruction menacent notre vie, s’ils la veulent, qu’ils la prennent. Qu’ai-je à faire, sinon de réconforter mon âme au départ, de la congédier avec de bons auspices, de lui souhaiter courage et bonheur, de lui dire : « N’hésite point à payer ta dette. Elle n’est point douteuse ; l’époque seule du payement l’était. Tu fais ce que tu devais faire tôt ou tard. Point de supplications, point de crainte ; ne recule pas, comme si tu allais au-devant du malheur. La nature, dont tu es fille, t’appelle en une meilleure et plus sûre patrie. Là, point de sol qui tremble ; point de vents qui fassent retentir les nues de leurs luttes bruyantes ; point d’incendies qui dévorent des villes, des régions ; point de naufrages où des flottes entières s’engloutissent ; point d’armées où, suivant des drapeaux contraires, des milliers d’hommes s’acharnent avec une même furie à leur mutuelle extermination ; point de ces pestes qui entassent sur un bûcher commun les peuples pêle-mêle expirants. Que craignons-nous un mal si léger ? Est-il grave ? Qu’il fonde une bonne fois sur nos têtes, plutôt que d’y planer sans cesse ! Craindrai-je donc de périr quand la terre périt avant moi ; quand le globe, qui fait trembler toutes choses, tremble le premier et ne me porte atteinte qu’à ses dépens ? Hélice et Buris ont été totalement abîmées dans la mer, et je craindrais pour ma chétive et unique personne ? Des vaisseaux cinglent sur deux villes, sur deux villes que nous connaissons, dont l’histoire a gardé et nous a transmis le souvenir. Combien d’autres cités submergées ailleurs ! Que de peuples sur lesquels la terre ou les flots se sont refermés ! Et je ne voudrais pas de fin pour moi, quand je sais que finir est la condition de mon être, que dis-je ? quand je sais que tout a sa fin ! Ce qui n’est qu’un dernier soupir m’effrayerait ! »

Exhorte-toi donc le plus que tu pourras, Lucilius, contre la crainte de la mort, ce sentiment qui nous rapetisse, qui, pour ménager notre vie, la trouble et l’empoisonne, qui nous exa-