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QUESTIONS NATURELLES.

une vapeur pestilentielle que ni l’homme ni les animaux ne respirent impunément ? Les oiseaux mêmes qui traversent ces miasmes, avant qu’un air plus pur en ait adouci l’influence, tombent au milieu de leur vol ; leur corps devient livide, et leur cou se gonfle comme s’ils eussent été étranglés. Tant que cette vapeur, retenue dans la terre, ne fuit que par d’étroites fissures, son action se borne à tuer ceux qui baissent la tête sur la source ou qui s’en approchent de trop près. Mais renfermée durant des siècles dans d’affreuses ténèbres, elle se vicie davantage et croît en malignité avec le temps ; plus elle fut stagnante, plus elle est funeste. Trouve-t-elle une issue, se dégage-t-elle de cette glaçante et éternelle prison, de cette infernale nuit, notre atmosphère en est infectée ; car les substances pures cèdent aux substances corrompues. L’air salubre alors passe à l’état contraire. De là cette continuité de morts subites et ces maladies aussi monstrueuses dans leur genre qu’extraordinaires par leurs causes. Cette calamité est plus ou moins longue, selon l’intensité du poison, et le fléau ne disparaît qu’après que ces lourds miasmes se sont délayés au loin sous le ciel, secoués par les vents.

XXIX. À Pompeï des hommes errèrent çà et là comme hors de sens, frappés de vertige par la peur, cette peur qui, même modérée et toute personnelle, trouble la raison ; or quand elle saisit les masses au milieu des villes croulantes, des peuples écrasés, des convulsions du sol, quoi d’étonnant qu’elle égare des esprits sans ressource entre la douleur et l’effroi ? Il n’est pas facile, dans les grandes catastrophes, de ne rien perdre de son jugement. Alors la plupart des âmes faibles arrivent à un point de terreur qui les enlève à elles-mêmes. Jamais la terreur ne vient sans ôter quelque chose à l'intelligence ; c’est une sorte de délire ; mais il y a des hommes qui reviennent bientôt à eux ; d’autres, plus fortement bouleversés, tombent dans la démence. C’est pour cela que, dans les batailles, beaucoup d’hommes errent en insensés ; et nulle part on ne trouve plus de prophètes qu’aux lieux où la terreur se mêle à la superstition pour frapper les esprits. Qu’une statue se fende, je ne m’en étonne pas, quand des montagnes, comme je l’ai dit, se disjoignent, quand la terre se déchire jusqu’en ses abîmes.

Ce sol, dit-on, jadis à grand bruit s’écroulant
(Tant sa longue vieillesse a pu changer le monde !),
En deux parts se rompit, reçut la mer profonde ;
Et Neptune baigna de ses flots resserrés