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QUESTIONS NATURELLES.

chacun se précipite et fuit et laisse là ses pénates pour se fier à la voie publique. Mais quel asile s’offre à nos yeux, quelle ressource, si c’est le monde qui menace ruine ; si ce qui nous protège et nous porte, ce sur quoi les villes sont assises, si les fondements du globe, comme ont dit quelques-uns, s’entr’ouvrent et chancellent ? Que trouver, je ne dis pas qui vous secoure, mais qui vous console, quand la peur n’a plus même où fuir ? Quel rempart assez ferme, en un mot, pour nous défendre et se défendre lui-même ? À la guerre, un mur me protège ; des forteresses hautes et escarpées arrêteront, par la difficulté de l’accès, les plus nombreuses armées. Contre la tempête, j’ai l’abri du port ; que les nuées crèvent sur nos têtes et vomissent sans fin des torrents de pluie, mon toit les repoussera ; l’incendie ne me poursuit pas dans ma fuite ; et quand le ciel tonne et menace, des souterrains, des cavernes profondes me mettent à couvert. Le feu du ciel ne traverse point la terre ; le plus mince obstacle le fait rebrousser. En temps de peste, on peut changer de séjour. Point de fléau qu’on ne puisse éviter. Jamais la foudre n’a dévoré des nations entières ; une atmosphère empoisonnée dépeuple une ville, mais ne la fait pas disparaître. Le fléau dont je parle s’étend bien plus loin ; rien ne lui échappe, il est insatiable, il compte par masses ses victimes. Ce ne sont point quelques maisons, quelques familles ou une ville seulement qu’il absorbe ; c’est toute une race d’hommes, toute une contrée qu’il détruit, qu’il étouffe sous les ruines ou ensevelit, dans des abîmes sans fond. Il ne laisse pas trace qui révèle que ce qui n’est plus a du moins été ; et sur les villes les plus fameuses, sans nul vestige de ce qu’elles furent, s’étend un nouveau sol. Bien des gens craignent plus que tout autre ce genre de trépas qui engloutit l’homme avec sa demeure et qui l’efface vivant encore du nombre des vivants, comme si tout mode de destruction n’aboutissait pas au même terme. Et c’est où se manifeste surtout la justice de la nature : au jour fatal, notre sort à tous est pareil. Qu’importe donc que ce soit une pierre qui m’écrase, ou le poids de toute une montagne ; qu’une maison fonde et s’écroule sur moi, qu’enterré sous ce mince débris, sa seule poussière me suffoque, ou que le globe entier s’affaisse sur ma tête ; que mon dernier soupir s’exhale au clair soleil et à l’air libre, ou dans l’immense gouffre du sol entr’ouvert ; que je descende seul dans ces profondeurs, ou qu’un nombreux cortège de peuples y tombe avec moi ! Qu’il se fasse autour de ma mort plus ou moins de fracas, qu’y ga-