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même à ce seul titre qu’elle nous fait voir qui nous aime ? Oh ! quand viendra le jour où nul ne mentira plus pour te faire honneur ! Voici donc où doivent tendre tes réflexions, tes soins, tes souhaits, en quittant Dieu de tout le reste : vivre content de toi-même et des biens que tu puiseras en toi. Est-il un bonheur plus à ta portée ? Descends à l’humble rang d’où la chute n’est plus possible4, et pour que tu le fasses de meilleur cœur, je rattacherai à mon texte le tribut de cette lettre que j’acquitte à l’instant. Dusses-tu m’en vouloir, c’est encore Épicure qui se charge de l’avancer pour moi : « Tes discours imposeront bien plus, crois-moi, prononcés de ton grabat et sous les haillons : ce ne seront pas des mots seulement, mais des exemples. » Moi du moins je suis bien autrement frappé de ce que dit notre Démétrius, quand je le vois nu et couché sur ce qui n’est pas même un chétif matelas : il n’est plus précepteur de la vérité, il en est le vivant témoin. « Quoi ! ne suffit-il donc pas, quand on a les richesses, de les mépriser ? » Pourquoi non ? Celui-là aussi a l’âme grande qui, les voyant affluer autour de lui, frappé d’une longue surprise, ne peut que rire de ce qu’elles lui soient venues et entend dire qu’elles lui appartiennent plutôt qu’il ne s’en aperçoit. Il est beau de n’être pas gâté par la compagnie des richesses ; il y a de la grandeur à rester pauvre au milieu d’elles, mais plus de sécurité à ne les avoir pas. « Je ne sais, diras-tu, comment ce riche supportera la pauvreté, s’il y tombe. » Ni moi, comment ce pauvre, cet émule d’Épicure, s’il vient à tomber dans la richesse, la méprisera. C’est donc chez tous les deux l’âme qu’il faut apprécier : il faut démêler si l’un se complaît dans la pauvreté, si l’autre ne se complaît pas dans sa richesse. Autrement, faible preuve d’une résolution franche qu’un grabat ou des haillons, s’il n’est pas évident que c’est par choix, non par nécessité, qu’on s’y est réduit. Au reste il est d’une âme généreuse, sans y courir comme à un état meilleur, de s’y préparer comme à une chose facile. Oui, facile, cher Lucilius, agréable même quand on l’aborde après longue et mûre réflexion. Car là se trouve un bien sans lequel rien ne nous agrée, la sécurité. C’est pourquoi j’estime nécessaire, comme je t’ai écrit que de grands hommes l’ont fait, de prendre par intervalles quelques jours où, par une pauvreté fictive, on s’exerce à la véritable, ce qu’il faut pratiquer d’autant plus que la mollesse a détrempé tous nos ressorts, et nous fait tout juger dur et difficile. Ah ! réveillons-nous de notre sommeil, aiguillonnons notre âme et