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LIVRE IV.

Qu’avons-nous gagné à cet artifice ? De transformer en marchandise l’eau qu’on avait pour rien. On a regret que l’air, que le soleil ne puisse s’acheter, que ce jour qu’on respire arrive même aux hommes de plaisir et aux riches sans nulle peine et sans frais. Malheureux que nous sommes ! Il est quelque chose que la nature laisse en commun au genre humain ! Ce qu’elle fait couler à la portée de tous, pour que tous y puisent la vie, ce qu’elle prodigue si largement, si libéralement, pour l’usage tant de l’homme que des bêtes féroces, des oiseaux, des animaux les moins industrieux, la mollesse, ingénieuse à ses dépens, en a fait une chose vénale. Tant il est vrai que rien ne lui plaît s’il ne coûte ! Sous un rapport les riches descendaient au niveau de la foule ; ils ne pouvaient l’emporter sur le plus pauvre des hommes. Pour celui que son opulence embarrasse on s’avisa que l’eau elle-même pouvait être un objet de luxe. Comment sommes-nous arrivés à ne trouver aucune eau fluide assez fraîche ? Le voici. Tant que l’estomac reste sain, et s’accommode de choses salubres, tant qu’on le satisfait sans le surcharger, les boissons naturelles lui suffisent. Mais quand, grâce à des indigestions quotidiennes, il se sent altéré, non par l’ardeur de la saison, mais par un feu interne ; lorsqu’une ivresse non interrompue s’est fixée dans ses viscères, s’est tournée en bile qui dévore les entrailles, il faut bien chercher quelque chose pour vaincre cet incendie que l’eau redouble encore, que les remèdes ne font qu’attiser. Voilà pourquoi l’on boit de la neige non-seulement en été, mais au cœur de l’hiver. Quel en serait le motif, sinon un mal intérieur , des organes ruinés par trop de jouissances, qui n’ont jamais obtenu un seul intervalle de relâche, mais où les dîners s’entassaient sur des soupers prolongés jusqu’au jour ; des organes distendus par le grand nombre et la variété des mets, et enfin perdus, noyés par l’orgie ? Et de tout ce qu’elle a pu digérer, l’incessante intempérance s’est fait un irritant de plus ; et une soif de rafraîchissements toujours plus énergiques s’est allumée en elle. On a beau entourer la salle du festin de draperies, de pierres spéculaires, triompher de l’hiver à force de feu, le gourmand affadi, débilité par son ardeur même, cherche toujours un stimulant qui le réveille. Tout comme on jette de l’eau fraîche sur l’homme évanoui et privé de sentiment pour le faire revenir à lui ; ainsi l’estomac engourdi par de longs excès ne sent plus rien, si un froid incisif ne le pénètre et ne le brûle. De là vient, je le répète, que la neige ne lui suffit plus,