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LIVRE III.

seau ne tient plus à un sol fluide et sans consistance ; les gazons, les pâturages, amis des eaux, sont balayés par elles. La famine sévit : la main se porte sur les aliments de nos premiers pères ; on secoue l’yeuse, le chêne et les arbres dont les racines implantées dans la masse pierreuse des montagnes ont pu résister. Les maisons chancellent rongées par l’eau qui pénètre jusqu’en leurs fondements affaissés, et qui fait de la terre un bourbier ; en vain veut-on étayer les édifices qui s’écroulent, les appuis glissent partout où ils portent, et sur ce sol boueux rien n’est ferme. Cependant les nuages s’entassent sur les nuages ; les neiges amoncelées par les siècles se fondent en torrents, se précipitent du haut des montagnes, arrachent les forêts déjà ébranlées, et roulent des quartiers de rochers qui n’ont plus de lien. Le fléau emporte pêle-mêle métairies, bergers et troupeaux[1] ; et de l’humble cabane qu’il enlève en passant, il court au hasard attaquer des masses plus solides. Il entraîne les villes et les habitants prisonniers dans leurs murs, incertains s’ils doivent plus redouter ou la mort sous des ruines, ou la mort sous les ondes ; tant l’une et l’autre calamité fondent sur eux de concert ! Bientôt l’inondation, accrue des torrents voisins qu’elle absorbe, va çà et là ravager les plaines, tant qu’enfin, chargée des immenses débris des nations, elle triomphe et domine au loin6. À leur tour les fleuves que la nature a faits les plus vastes, poussés par les tempêtes, ont franchi leurs rives. Qu’on se figure le Rhône, le Rhin, le Danube, qui, sans quitter leur lit, sont déjà des torrents, qu’on se les figure débordés, et déchirant le sol pour se créer de nouveaux rivages en dehors de leurs cours. Quel impétueux développement, quand le Rhin, se jetant sur les campagnes, plus large et non moins rapide, roule à pleins bords et comme à l’étroit sur des plaines sans bornes ; quand le Danube, au lieu d’effleurer le pied ou le flanc des montagnes, vient battre leur cime, charriant des quartiers énormes de monts, des rocs qu’il disperse, de vastes promontoires arrachés de leur base chancelante et enlevés au continent ; lorsqu’enfîn, ne trouvant plus d’issue, car il se les est toutes fermées, il se replie en cercle sur lui-même et enveloppe d’un seul tourbillon une immense étendue de terres et de cités !

Cependant les pluies continuent, le ciel se charge de plus en plus, et ainsi le mal dure et enfante le mal. Le brouillard

  1. Deux Mss. : intermixtos dominis greges. Un seul : ovium greges.