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QUESTIONS NATURELLES.

XVIII. Souffre que j’oublie un instant mon sujet pour m’élever contre la sensualité du siècle. Rien de plus beau, dit-elle, qu'un rouget expirant. Dans cette lutte, où son dernier souffle s’exhale, il se colore d’un rouge vif, qui peu après vient à pâlir ; quelle succession ménagée de nuances, et par quelles teintes indécises il passe de la vie à la mort[1] ! Dans quelle longue léthargie a sommeillé le génie des cuisines ! Qu’il s’est éveillé tard, et que tard il s’est aperçu des restrictions qui le sevraient de telles délices ! Un si grand, un si merveilleux spectacle avait fait jusque-là le plaisir de vils pêcheurs ! Qu’ai-je affaire d’un poisson tout cuit, qui ne vit plus ? Qu’il meure dans son assaisonnement. Nous admirions jadis qu’il y eût des gens assez difficiles pour ne pas toucher à un poisson qui ne fût du jour même, et, comme ils disent, qui ne sentît encore la mer. Aussi l’amenait-on en grande hâte, et les porteurs de marée, accourant hors d’haleine et avec grands cris, voyaient tout s’écarter devant eux. Où n’a-t-on pas poussé le raffinement ? Le poisson d’aujourd’hui, s’il a cessé de vivre, est déjà gâté pour eux. « C’est aujourd’hui qu’on l’a péché. » Je ne saurais me fier à vous sur un point de cette importance. Je ne dois en croire que moi-même : qu’on l’apporte ici ; qu’il meure sous mes yeux. Le palais de nos gourmets est devenu si délicat, qu’ils ne peuvent goûter le poisson s’ils ne l’ont vu dans le repas même nager et palpiter. Tout ce que gagne de nouvelles ressources un luxe bientôt à bout d’inventions, est prodigué en combinaisons chaque jour plus subtiles, en élégances plus extravagantes, faisant fi des recettes connues. On nous disait hier : « Rien de meilleur qu’un rouget de rocher ; » on nous dit aujourd’hui : « Rien de plus charmant qu’un rouget qui rend le dernier souffle. Passez-moi le bocal ; que je l’y voie tressaillir et s’agiter. » Après un long et pompeux éloge, on le tire de ce vivier de cristal ; alors au plus fin connaisseur à en faire la démonstration : « Voyez comme il s’allume d’un pourpre éclatant, plus vif que le plus beau carmin : voyez ces veines courir le long de ses flancs ; et le ventre ! il est tout sang, on le dirait[2] ; et ce reflet d'azur qui a brillé comme l’éclair ! Ah ! il devient roide, il pâlit ; toutes ses couleurs expirent en une seule. » Pas un de ces hommes n’assiste à l’agonie d’un ami ;

  1. Au lieu de in ceteras facies…coloris, je lis, d’après un Mss. : incerti facies inter vitam et mortem coloris est ! Vacatio… et plus loin : Quam sero experrecta… Lemaire : qua sero expressa
  2. Trois Mss. : sanguinem. Un seul : sanguineum.