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LIVRE III.

Sous cette terre aussi la nature a ses lois moins connues de nous, mais non moins constantes. Il faut admettre pour l’intérieur du globe tout ce qu’on voit à la surface. Là aussi sont de vastes cavernes, des abîmes immenses et de larges vallées creusées sous des montagnes suspendues. Là sont des gouffres béants et sans fond, où souvent glissèrent et s’engloutirent des villes, où d’énormes débris sont profondément ensevelis. Ces cavités sont pleines d’air, car le vide n’existe pas, et d’étangs sur lesquels pèsent de vastes ténèbres. Il y naît aussi des animaux, mais pesants et informes, à cause de l’air épais et sombre où ils sont conçus, et de ces eaux stagnantes où ils vivent : la plupart sont aveugles, comme les taupes et les rats souterrains qui n’ont pas d’yeux, parce qu’ils leur seraient inutiles. Enfin Théophraste affirme qu’en certains pays on tire de terre des poissons5.

XVII. Ici mille objections te seront suggérées par l’invraisemblance du fait que poliment tu te borneras à traiter de fable : comment croire qu’on aille à la pêche sans filets, sans hameçons, la pioche à la main ? Il ne manque plus, dis-tu, que d’aller chasser dans la mer. Mais pourquoi les poissons ne passeraient-ils pas sur notre élément ? ne passons-nous pas sur le leur ? Ce ne sera qu’un échange. Le phénomène t’étonne ! Et les œuvres du luxe ! ne sont-elles pas bien plus incroyables, alors qu’il contrefait ou qu’il dépasse la nature ? Le poisson nage sous les lits des convives : pris sous la table[1] même, de suite il passe sur la table. Le rouget[2] n’est pas assez, frais. s’il ne meurt dans la main de l’invité. On le présente dans des vases de verre, on observe quelle est sa couleur dans l’agonie, par quelles nombreuses nuances le fait passer cette lutte de la vie qui s’éteint ; d’autres fois on le fait mourir dans le garum[3], et on le confit tout vivant. Et ces gens traitent de fable l’existence des poissons souterrains, qui s’exhument et ne se pêchent pas. N’est-il pas plus inadmissible que des poissons nagent dans la sauce, qu’en l’honneur du service[4] on les tue au milieu du service même, qu’on se délecte longtemps à les voir pâmer, qu’on rassassie ses yeux avant son palais ?

  1. Voir Lettre C et Tranquillité de l’âme, i.
  2. C’est proprement le Mullus des Latins, d’après l’opinion formelle de Cuvier.
  3. Sur le garum, voir Lettres xxv, xcv et la note.
  4. Je lis avec Pincianus, malgré presque tous les Mss., et cœnæ, causa au lieu de nec c… La fin de la phrase entraîne ce changement.