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QUESTIONS NATURELLES.

de faits épars, pénétrer tant de mystères ? La vieillesse me talonne et me reproche les années consumées en de vaines études ; nouveau motif pour me hâter et pour réparer par le travail les lacunes d’une vie mal occupée. Joignons la nuit au jour, retranchons des soins inutiles ; laissons là le souci d’un patrimoine trop éloigné de son maître ; que l’esprit soit tout à lui-même et à sa propre étude, et qu’au moment où la fuite de l’âge est le plus rapide, il reporte au moins sur soi ses regards. Il va le faire, et s’aiguillonner, et chaque jour mesurer la brièveté du temps. Tout ce qu’il a perdu se regagnera par l’emploi sévère du présent. Le plus fidèle ami du bien, c’est l’homme que le repentir y ramène. Volontiers m’écrierais-je avec un illustre poète :

Un noble but m’enflamme, et pour mon œuvre immense
Je n’ai que peu de jours !…


Ainsi parlerais-je, même adolescent ou jeune encore ; car pour de si grandes choses, point d’avenir qui ne soit trop court. Mais cette carrière sérieuse, difficile, infinie, c’est après le midi de ma vie que je l’ai abordée. Faisons ce qu’on fait en voyage ; parti trop tard, on rachète le délai par la vitesse. Usons de diligence, et ce travail déjà si grand, qui restera inachevé peut-être, poursuivons-le sans donner notre âge pour excuse. Mon âme s’agrandit en présence de son entreprise gigantesque ; elle envisage ce qui me reste à faire, non ce qui me reste à vivre. Des hommes se sont consumés à écrire l’histoire des rois étrangers, et les souffrances et les attentats réciproques des peuples. Combien n’est-il pas plus sage d’étouffer ses propres passions, que de raconter à la postérité celles d’autrui ? Combien ne vaut-il pas mieux célébrer les œuvres de la divinité, que les brigandages d’un Philippe, d’un Alexandre et de leurs pareils, fameux par la ruine des nations, pestes non moins fatales à l’humanité que ce déluge qui couvrit toutes les plaines, que cet embrasement général où périrent la plupart des êtres vivants ? On sait nous dire comment Annibal a franchi les Alpes ; comment il a porté en Italie une guerre imprévue, que les désastres de l’Espagne rendaient plus redoutable ; comment sa haine, survivant à sa défaite et à Carthage, le fit errer de cour en cour, s’ offrant pour général, demandant une armée et ne cessant, malgré sa vieillesse, de nous chercher la guerre dans tous les coins du monde : tant cet homme pouvait endurer de vivre sans patrie, mais non sans en-