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moins d’épargne par l’homme qui les doit mettre à mort. Qu’elle est grande l’âme qui sait descendre spontanément au-dessous même de ce qu’auraient à craindre des condamnés au dernier supplice ! Voilà désarmer d’avance la Fortune. Commence donc, cher Lucilius, à suivre la pratique de ces sages : prescris-toi certains jours pour quitter ton train ordinaire et t’accommoder de la plus mince façon de vivre ; commence, fraternise avec la pauvreté,

Ose mépriser l’or, ô mon hôte ! et d’un dieu
Fais-toi le digne émule…[1]


Nul autre ne peut l’être que le contempteur de l’or. Je ne t’en interdis pas la possession, mais je veux t’amener à le posséder sans alarmes ; et tu n’as, pour y parvenir, qu’un moyen : te convaincre que tu vivras heureux sans la richesse, et la voir toujours comme prête à t’échapper.

Mais il faut songer à plier ma lettre. « Auparavant, dis-tu, paye ta dette. » Je te renverrai à Épicure : c’est lui qui te soldera. « L’extrême colère engendre la folie. » Pour bien sentir cette grande vérité, il suffit d’avoir eu un esclave ou un ennemi45. C’est contre les hommes de tous rangs que cette fièvre s’allume : elle naît de l’amour, elle naît de la haine, au milieu des choses sérieuses comme parmi les jeux et les ris. Le point essentiel n’est pas la gravité de ses motifs, mais le caractère où elle entre. Ainsi peu importe qu’un feu soit plus ou moins actif ; la matière où il tombe fait tout : il est des corps massifs que la plus vive flamme ne pénètre pas, comme il en est de tellement secs et combustibles qu’une étincelle même s’y nourrit jusqu’à former un incendie. Oui, cher Lucilius, l’extrême colère aboutit au délire ; et il faut la fuir moins encore pour garder la mesure que pour sauver notre raison.


  1. Énéide, VIII, 364.