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QUESTIONS NATURELLES.

soutenir la vue directe du soleil, auraient ignoré sa vraie forme, elle a, pour nous le montrer, amorti son éclat. Bien qu’en effet il soit possible de le contempler alors qu’il se lève ou se couche, cependant la figure de l’astre lui-même, tel qu’il est, non d’un rouge vif, mais d’un blanc qui éblouit, nous serait inconnue, si à travers un liquide il ne se laissait voir plus net et plus facile à observer. De plus, cette rencontre de la lune et du soleil, qui parfois intercepte le jour, ne serait pour nous ni perceptible, ni explicable, si en nous baissant vers la terre nous ne voyions plus commodément l’image des deux astres. Les miroirs furent inventés pour que l’homme se vît lui-même. De là plusieurs avantages : d’abord la connaissance de sa personne, puis quelquefois d’utiles conseils11. La beauté fut prévenue d’éviter ce qui déshonore ; la laideur, qu’il faut racheter par le mérite les attraits qui lui manquent ; la jeunesse, que le printemps de l’âge est la saison de l’étude et des énergiques entreprises ; la vieillesse, qu’elle doit renoncer à ce qui messied aux cheveux blancs, et songer quelquefois à la mort12. Voilà dans quel but la nature nous a fourni les moyens de nous voir nous-mêmes. Le cristal d’une fontaine, le poli d’une pierre réfléchit à chacun son image.

 J’ai vu mes traits naguère au bord de l’onde.
Quand la mer et les vents sommeillaient[1]


Que penses-tu qu’était la toilette quand on se parait devant de tels miroirs ? À cet âge de simplicité, contents de ce que leur offrait le hasard, les hommes ne détournaient pas encore les bienfaits de la nature au profit des vices, ne faisaient pas servir ses inventions au luxe et à la débauche. Le hasard leur présenta d’abord la reproduction de leurs traits ; puis, comme l’amour-propre, inné chez tous, leur rendait ce spectacle agréable, ils revinrent souvent aux objets où ils s’étaient vus une première fois. Lorsqu’une génération plus corrompue s’enfonça dans les entrailles du globe, pour en extraire ce qu’il y faudrait replonger, le fer fut le premier métal dont on se servit ; et on l’aurait impunément tiré des mines, si on l’en avait tiré seul. Les autres fléaux de la terre suivirent : le poli des métaux offrit à l’homme son image, qu’il ne cherchait pas ; l’un la vit sur une coupe, l’autre sur l’airain préparé dans quelque autre but. Bientôt après on façonna des miroirs circulaires ; mais, au lieu

  1. Virg., Eglog., II. 25.