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LIVRE I.

restait-il que cet être immonde eût pu réserver pour les ténèbres ? Loin que le jour lui fît peur, il s’étalait à lui-même ses monstrueux accouplements, il se les faisait admirer. Que dis-je ? Ne doute pas qu’il n’eût souhaité d’être peint dans ces attitudes. Les prostituées même ont encore un reste de retenue, et ces créatures, livrées à la brutalité publique10, tendent à leur porte un voile qui cache leur triste obséquiosité : il n’est pas jusqu’aux repaires du vice qui ne gardent quelque vergogne. Mais ce monstre avait érigé son ignominie en spectacle ; il se mirait dans ces actes que la plus profonde nuit ne voile pas assez. « Oui, se dit-il, homme et femme m’exploitent à la fois : et de ce qui me reste libre, je veux en flétrissant autrui faire acte encore de virilité[1]. Tous mes membres sont pollués, envahis : que mes yeux aussi aient part à l’orgie, qu’ils en soient les témoins, les appréciateurs ; et ce que la position de mon corps m’empêche de voir, que l’art me le montre ; qu’on ne croie pas que j’ignore ce que je fais. Vainement la nature n’a donné à l’homme que de chétifs moyens de jouir, elle qui a si richement pourvu d’autres races. Je trouverai moyen de donner le change à ma frénésie, et de la satisfaire[2]. Que me sert mon coupable génie, s’il ne va pas outre nature ? Je placerai autour de moi de ces miroirs qui grossissent à un point incroyable la représentation des objets. Si je le pouvais, j’en ferais des réalités ; ne le pouvant pas, repaissons-nous du simulacre. Que mes appétits obscènes s’imaginent tenir plus qu’ils n’ont saisi, et s’émerveillent de leur capacité. » Lâcheté indigne ! C’est à l’improviste peut-être, et sans la voir venir, que cet homme a reçu la mort. C’était devant ses miroirs qu’il fallait l’immoler.

XVII. Qu’on rie maintenant des philosophes qui dissertent sur les propriétés du miroir, qui cherchent pourquoi notre figure s’y représente ainsi tournée vers nous ; dans quel but la nature, tout en créant des corps réels, a voulu que nous en vissions encore les simulacres[3] ; pourquoi, enfin, elle a préparé des matières aptes à recevoir l’image des objets. Ce n’était pas certes pour que nous vinssions devant un miroir nous épiler la barbe et la face, et lisser notre visage d’hommes. En aucune chose elle n’a fait de concession à la mollesse ; mais ici qu’a-t-elle voulu d’abord ? Comme nos yeux, trop faibles pour

  1. Alicujus contumelia maremn exerceo, Fickert. Lemaire : contumeliam majorem.
  2. Morbo meo et imponam, Fickert. Lemaire : et potiar.
  3. (c) Voir Lettre xc.