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LIVRE I.

vers, et laissé tomber d’en haut un regard sur ce globe étroit, en grande partie submergé, tandis que ce qui surnage est au loin sauvage, brûlant ou glacé. Voilà donc, se dit le sage, le point que tant de nations se partagent le fer et la flamme à la main ! Voilà les mortels avec leurs risibles frontières ! Le Dace ne franchira pas lister ; le Strymon fermera la Thrace, et l’Euphrate arrêtera les Parthes ; le Danube séparera la Sarmatie de l’empire romain5 ; le Rhin sera la limite de la Germanie ; entre les Gaules et les Espagnes, les Pyrénées élèveront leurs cimes ; d’immenses déserts de sables s’étendront de l’Égypte à l’Éthiopie ! Si l’on donnait aux fourmis l’intelligence de l’homme, ne partageraient-elles pas aussi un carré de jardin en plusieurs provinces ? Quand tu te seras élevé aux objets vraiment grands dont je parle, chaque fois que tu verras des armées marcher enseignes levées, et comme si tout cela était chose sérieuse, des cavaliers tantôt voler à la découverte, tantôt se développer sur les ailes, tu seras tenté de dire :

La noire légion sous les herbes chemine[1].


Ce sont des évolutions de fourmis : grands mouvements sur peu d’espace. Quelle autre chose les distingue de nous, que l’exiguïté de leur corps6 ? C’est sur un point que vous naviguez, que vous guerroyez, que vous vous taillez des empires, à peine visibles, n’eussent-ils de barrière que les deux Océans. Il est là-haut des régions sans bornes, que notre âme est admise à posséder, pourvu qu’elle n’emporte avec elle que le moins possible de ce qui est matière, et que, purifiée de toute souillure, libre d’entraves, elle soit assez légère et assez sobre en ses désirs pour voler jusque-là. Dès qu’elle y touche, elle s’y nourrit et s’y développe : elle est comme délivrée de ses fers et rendue à son origine. Elle se reconnaît fille du ciel7 au charme qu’elle trouve dans les choses célestes ; elle y entre, non comme étrangère, mais comme chez elle. Elle voit avec sécurité le coucher, le lever des astres, leurs voies si diverses et si concordantes. Elle observe le point d’où chaque planète commence à nous luire, son plus haut degré d’élévation, le cercle qu’elle parcourt, la ligne jusqu’où elle s’abaisse. Avide spectatrice, il n’est rien qu’elle ne sonde et n’interroge. Eh ! qui l’en empêcherait ? Ne sait-elle pas que tout cela est son domaine ? Qu’alors elle juge mesquin le séjour étroit qu’elle a fui ! Qu’est-ce en

  1. Éneid., IV, 404.