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discerner de menus objets, de s’en rapporter au tact plutôt qu’à la vue ? Non : aucun sens, fût-il, pour ces menus objets, plus subtil et plus pénétrant que la vue, ne nous donnerait la distinction du bien et du mal. Vois dans quelle ignorance du vrai ils se débattent, et comme ils ravalent le sublime et le divin, ceux qui veulent que le souverain bien, que le mal, se jugent par le toucher.

« Mais, nous dit-on, de même que toute science et tout art doivent avoir quelque chose de manifeste, les sens peuvent saisir et tirer de là leurs principes et leurs développements ; ainsi le bonheur a sa base et son point de départ dans les choses manifestes et qui tombent sous les sens. Car vous aussi vous dites que le bonheur doit provenir d’objets palpables. » Nous disons que le bonheur est dans les biens conformes à la nature. Or, ce qui est conforme à la nature nous apparaît clairement, sur-le-champ, comme tout ce qui est sain et pur. Les choses conformes à la nature, ce que reçoit l’homme dès sa naissance : c’est, je ne dis point le bonheur, mais le principe du bonheur. Vous, vous gratifiez l’enfance du bonheur suprême, de la volupté d’Épicure : le nouveau-né arrive tout d’abord au but que peut seul atteindre l’homme fait. C’est mettre la cime de l’arbre où doivent être les racines. Celui qui dirait que le fœtus enseveli dans le sein maternel, et dont le sexe même est indécis, que cette molle et informe ébauche jouit déjà de quelque bonheur, serait taxé d’erreur évidente. Or, quelle faible différence entre l’enfant qui ne fait que de naître, et cette chair qui pèse aux flancs où elle se cache ! L’un n’est pas plus mûr que l’autre pour l’intelligence du bien et du mal ; et l’enfant qui vagit est aussi peu capable de bonheur que l’arbre, ou tout animal privé de la parole. Et pourquoi le bonheur n’est-il pas fait pour l’arbre ni pour l’animal ? Parce qu’ils n’ont point la raison. Par le même motif il n’appartient pas à l’enfant, dépourvu de cette raison à laquelle il faut qu’il arrive pour arriver au bonheur.

Il y a l’animal irraisonnable, il y a celui qui n’est pas raisonnable encore, et celui qui l’est imparfaitement. Le bonheur n’est chez aucun d’eux : la raison seule l’apporte avec soi. Entre les trois classes que je viens de citer, quelles sont donc les différences ? Jamais le bonheur ne sera dans l’être irraisonnable ; celui qui n’est pas encore raisonnable ne peut jusque-là le posséder ; celui qui l’est imparfaitement marche vers le bonheur, mais ne l’a pas atteint. Non, Lucilius, le bonheur n’est point l’apanage d’un individu ni d’un âge quelconques : du bonheur à