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Lettre CXXIV.

Que le souverain bien se perçoit non par les sens, mais par l’entendement.

Je puis des vieux auteurs te citer maint avis,
Si leurs simples discours ont pour toi quelque prix[1].

Or, tu n’y répugnes pas ; et jamais vérité, si simple qu’elle soit, ne te rebute : tu n’es pas d’un goût assez difficile pour ne courir qu’après le sublime. Je t’approuve aussi de tout rapporter au progrès moral, et de ne te choquer jamais que de ces hautes subtilités qui ne mènent à rien : tâchons qu’ici même cela n’arrive point par mon fait.

On demande « si le bien se perçoit par les sens ou par l’entendement ? » et l’on ajoute « que l’enfant et la brute ne le connaissent pas. » Tous ceux qui mettent la volupté au-dessus de tout, pensent que le bien nous vient par les sens ; nous, au contraire, nous l’attribuons à l’entendement, et le plaçons dans l’âme. Si les sens étaient juges du bien, nous ne repousserions nul plaisir ; car il n’en est point qui n’ait son attrait et son charme propre ; comme aussi jamais nous ne subirions volontairement la douleur : car toute douleur révolte les sens. De plus, on n’aurait droit de blâmer ni l’ami trop ardent du plaisir, ni celui que domine l’effroi de la douleur. Et cependant nous condamnons les gourmands et les libertins, et nous méprisons ceux qui n’osent point agir en hommes, par peur de souffrir. En quoi pèchent-ils, s’ils obéissent aux sens, c’est-à-dire aux juges du bien et du mal, aux arbitres créés par vous de nos appétits comme de nos répugnances ? Mais évidemment, c’est à la raison, souveraine des sens, qu’appartient le droit de régler la vie et ce qui est vertu, honneur, et de prononcer sur le bien et le mal. Chez nos adversaires la partie la plus vile a droit de décision sur la plus noble : ce qui est bien, les sens le détermineront, les sens, obtus et grossiers, moins prompts chez l’homme que chez les animaux. Et si quelqu’un s’avisait, pour

  1. Virg., Géorg., I, 176.