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À LUCILIUS

supprimant notre désir, et réfléchissons que si nos habitudes en souffrent, nous-mêmes n’y perdons rien.

Que de choses dont on ne comprend toute l’inutilité que lorsqu’elles viennent à nous manquer ! On en usait, non par besoin, mais parce qu’on les avait. Que d’objets l’on se donne, parce que d’autres en ont fait emplette, parce qu’on les voit chez presque tout le monde ! L’une des causes de nos misères, c’est que nous vivons d’après autrui, et qu’au lieu d’avoir la raison pour règle, le torrent de l’usage nous emporte. Ce que peu d’hommes feraient, nous n’aurions garde de l’imiter ; mais les exemples abondent-ils ? Comme si la chose en était plus belle pour être plus fréquente, on l’adopte ; et l’erreur prend sur nous les droits de la sagesse, dès qu’elle devient l’erreur publique29.

On ne voyage plus maintenant sans un escadron d’éclaireurs numides qu’appuie une légion de coureurs en avant-garde. Il est mesquin de n’avoir personne qui jette hors de la route ceux qui vont vous croiser, et qui annonce par des flots de poussière que voici venir un homme d’importance[1]. Tout le monde a des mulets pour porter ses cristaux, ses vases murrhins[2], ses coupes ciselées par de grands artistes. Il est pitoyable qu’on puisse croire tout votre bagage à l’épreuve des cahots. Chacun fait voiturer ses jeunes esclaves la face enduite de pommades, de peur que le soleil, que le froid n’offense leur peau délicate ; on doit rougir si, dans son cortège de mignons, on n’a pas un de ces frais visages auxquels il faut un préservatif.

Évitons le commerce de tous ces hommes : propagateurs d’immoralité, la contagion circule avec eux. La pire engeance était, semblait-il, les colporteurs de médisances ; il en est une autre : les colporteurs de vices. Leurs doctrines nuisent profondément et, si elles n’empoisonnent pas sur le coup, elles laissent leurs germes dans le cœur ; elles ne nous quittent plus, fussions-nous même déjà loin d’eux, et plus tard le mal se réveille. Comme au sortir d’une symphonie notre oreille emporte avec elle cette harmonie et cette douceur des chants, qui, enchaînant l’action de la pensée, ne lui permettent point d’application sérieuse ; ainsi les paroles de l’adulation et l’apologie des désordres retentissent en nous longtemps après qu’on ne

  1. Voir Lettre LXXXVII.
  2. Voir Des bienfaits, VII, IX, et la note.