quement, mais par le genre de vie : antipodes de Rome dans Rome même, ils n’ont, suivant le mot de Caton, « jamais vu du soleil ni le lever, ni le coucher. » Penses-tu qu’ils sachent comment on doit vivre, ceux qui ignorent quand il faut vivre ? Et ils craignent la mort, eux qui s’y plongent vivants, hommes d’aussi malencontreux présage que les oiseaux de ténèbres ! Qu’ils passent dans le vin et les parfums leur nocturne existence ; qu’ils consument leur veille contre nature en festins coupés de nombreux services : ils sont là non à des banquets, mais à leur repas d’enterrement[1]. Et encore est-ce de jour qu’on rend aux morts un pareil hommage.
Les journées, grands dieux ! sont-elles jamais trop longues pour l’homme occupé ? Sachons agrandir notre vie : l’office, la manifestation de la vie, c’est l’action19. Retranchons à nos nuits pour ajouter à nos jours20. L’oiseau qu’on élève pour nos tables, qu’on veut engraisser avec moins de peine, est tenu dans l’ombre et l’immobilité ; privé alors de tout exercice, ramassé sur lui-même, son corps inerte est envahi de bouffissure, et à l’abri du jour sa paresseuse obésité croît de plus en plus. Ainsi ces êtres qui se sont voués à la nuit ont l’aspect repoussant, le teint plus équivoque que n’est la pâleur d’un malade : minés de langueur, exténués et blêmes, corps vivants à chair cadavérique. Cependant, le dirai-je ? c’est là le moindre de leurs maux : combien sont plus épaisses les ténèbres de leur âme ! Abrutie, éclipsée, elle porte envie à l’homme qui ne voit plus. Eut-on jamais des yeux pour ne s’en servir que la nuit ?
Tu veux savoir d’où naît cette dépravation morale, cette horreur du jour, cette vie transportée tout entière dans les ténèbres ? C’est que tout vice fait violence à la nature et se sépare de l’ordre légitime. C’est le génie de la mollesse de se complaire à tout bouleverser : il ne dévie pas seulement de la droite raison, il la fuit le plus loin qu’il peut ; il en veut prendre même le contre-pied. Dis-moi : ne violent-ils pas les lois de la nature, ceux qui boivent à jeun, qui, dans un estomac vide, versent le vin à grands flots, et ne mangent que quand ils sont ivres ? Rien n’est pourtant plus commun que de voir une jeunesse folle de gymnastique boire presque sur le seuil du bain, et boire outre mesure, au milieu d’hommes nus comme elle, et faire à chaque instant essuyer les sueurs provoquées par une liqueur brûlante et des rasades multipliées. Ne boire qu’à la fin des repas est
- ↑ Voy. Lettre XII, l'anecdote de Pacuvius; et La vie heureuse, xi.