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pouvions l’être, serions satisfaits dès longtemps ; de nous qui ne songeons pas combien il est doux de ne rien demander, combien il est beau de dire : « J’ai assez, je n’attends rien de la Fortune. » Ressouviens-toi mainte fois, cher Lucilius, de tout ce que tu as conquis d’avantages ; et en voyant combien d’hommes te précèdent, songe combien viennent après toi. Si tu ne veux être ingrat envers les dieux et ta destinée, songe à tant de rivaux que tu as devancés. Qu’as-tu à envier aux autres ? Tu t’es dépassé toi-même. Fixe-toi une limite que tu ne puisses plus franchir, quand tu le voudrais : tu verras fuir quelque jour ces biens fallacieux, plus doux à espérer qu’à posséder. S’il y avait en eux de la substance, ils désaltéreraient quelquefois ; mais plus on y puise, plus la soif s’en irrite. Il change vite, l’appareil séduisant du banquet. Et ce que roule dans ses voiles l’incertain avenir, pourquoi obtiendrais-je du sort qu’il me le donne, plutôt que de moi, de ne pas le demander ? Et pourquoi le demanderais-je, oublieux de la fragilité humaine ? Pourquoi entasser de nouveaux sujets de labeurs ? Voici que ce jour est mon dernier jour ! Ne le fût-il pas, il est si proche du dernier !


LETTRE XVI.

Utilité de la philosophie. – La nature et l’opinion.

Il est clair pour toi, Lucilius, je le sais, que nul ne peut mener une vie heureuse ou même supportable sans l’étude de la sagesse ; que la première est le fruit d’une sagesse parfaite, la seconde, d’une sagesse seulement ébauchée. Mais cette conviction veut être affermie et enracinée plus avant par une méditation de tous les jours. L’œuvre est plus difficile de rester fidèle à ses plans que de les former vertueux. Il faut persévérer, il faut qu’un travail assidu accroisse tes forces, jusqu’à faire passer dans tes habitudes le bien que rêve ta volonté. Tu n’as donc pas besoin avec moi de protestations si prodigues de mots ni si longues : je vois que tes progrès sont grands. Tes lettres, je sais ce qui les inspire : elles n’ont ni feinte, ni fausses couleurs. Je dirai toutefois ma pensée : j’ai bon espoir de toi, mais pas encore confiance entière. Je veux que tu fasses comme