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carte bien loin de la morale ? Tu te tromperais. Comment sauras-tu quelles mœurs l’homme doit avoir, si tu ne découvres quelle est la grande fin de l’homme, si tu n’approfondis sa nature ? Tu ne comprendras bien ce que tu as à faire ou à éviter, que quand tu auras appris ce que tu dois à ta nature. « Oui, diras-tu, je veux apprendre à modérer mes désirs et mes craintes ; débarrasse-moi de la superstition, enseigne-moi que c’est chose légère et vaine que ce qu’on appelle fortune, et que l’unique syllabe qui change tout vient s’y joindre bien facilement. » Je contenterai ton désir : j’exhorterai aux vertus, je flagellerai les vices. Bien qu’on me trouve trop vif et trop peu modéré sur ce point, je ne cesserai de poursuivre l’iniquité, de m’opposer au débordement effréné des passions, de réprimer les voluptés qui aboutissent à la douleur, de fermer la bouche aux vœux téméraires. Et n’ai-je pas raison, quand nos plus grands maux sont nés de nos souhaits, et que les choses dont on nous félicite deviennent l’objet même de nos plaintes ?

En attendant, souffre que j’examine cette question qui semble un peu s’éloigner de la morale : « Tous les animaux ont-ils le sentiment de leurs facultés constitutives ? » Ce qui prouverait le mieux qu’ils l’ont, c’est l’à-propos et la facilité de leurs mouvements, qui semblent révéler une étude réfléchie. On n’en voit point dont tous les membres ne soient pourvus de leur agilité propre. L’ouvrier manie avec aisance ses outils ; le pilote ne dirige pas moins habilement son gouvernail ; les couleurs que le peintre a placées devant lui, nombreuses et variées comme celles des objets qu’il veut reproduire, il les démêle d’un coup d’œil, et de la palette au tableau son regard et sa main voyagent sans obstacle. L’animal n’est pas moins preste à se mouvoir dans tous les sens qui lui conviennent. On admire souvent ces habiles pantomimes dont le geste prompt sait tout rendre, exprime toutes les passions, accompagne la parole la plus rapide12. Ce que l’acteur doit à l’art, l’animal le tient de la nature. Aucun n’a peine à mouvoir ses membres, aucun n’est embarrassé pour s’en servir. Mis au monde pour cela, ils l’exécutent sur l’heure : ils reçoivent leur science avec la vie, ils naissent tout élevés.

« Les animaux, va-t-on dire, ne meuvent si à propos les diverses parties de leur corps, que parce que autrement ils éprouveraient de la douleur. » Donc, selon vous, ils y sont contraints ; c’est par crainte, non volontairement, que leur allure est ce qu’elle doit être. Rien de plus faux. Les mouvements