Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/443

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
433
À LUCILIUS

Ces actions et d’autres semblables nous ont appris ce que c’est que la vertu. En revanche, ce qui peut sembler surprenant, le vice en obtint parfois les honneurs, et l’honnête parut briller où il était le moins. Car il est, tu le sais, des vices qui avoisinent les vertus5, des penchants dégradés et vils sous des dehors de moralité. Ainsi le prodigue a des airs de générosité, bien que la distance soit grande de qui sait donner à qui ne sait pas conserver. Car, on ne peut trop le redire, Lucilius, beaucoup jettent leurs dons et ne les placent pas : or appellerai-je libéral un bourreau d’argent ? La négligence ressemble à la facilité ; la témérité au courage. Ces conformités apparentes nous obligèrent à prendre garde et à distinguer des choses très-rapprochées à l’extérieur, au fond très-dissemblables. En observant ceux qu’avait signalés quelque action d’éclat, on sut démêler quand tel homme avait agi dans l’élan généreux d’un grand cœur. On vit cet homme, brave à la guerre tel jour, timide au forum, héros contre la pauvreté, sans force contre la calomnie : les éloges furent pour l’action, le discrédit pour la personne. On en vit un autre bon avec ses amis, modéré envers ses ennemis, administrant avec des mains pures et religieuses les affaires de l’État et des citoyens ; également doué de la patience qui tolère, et de la prudence qui n’agit qu’à propos ; donnant à pleines mains quand la libéralité est de saison ; quand le travail commande, s’y dévouant avec persévérance, et subvenant par l’activité de l’âme à l’épuisement des organes ; outre cela, toujours et en tout le même : vertueux non plus par système, mais par habitude, et arrivé au point, non pas seulement de pouvoir bien faire, mais de ne pouvoir faire autrement que bien. On jugea que là était la parfaite vertu, laquelle se ramifia en plusieurs parties. Car on avait des passions à dompter, des frayeurs à vaincre, il fallait prévoir les choses à faire, rendre à chacun selon son droit : on trouva pour tout cela la tempérance, la force, la prudence, la justice, et on leur assigna leurs rôles.

Qu’est-ce donc qui nous a fait connaître la vertu ? Nous l’avons reconnue à l’ordre qu’elle établit, à sa beauté, à sa constance, à l’harmonie de toutes ses actions, à cette grandeur qui se rend supérieure à tout. Alors naquit l’idée de cette vie heureuse qui coule doucement, sans obstacle, qui s’appartient toute à elle-même. Mais comment cette dernière image s’offrit-elle à nous ? Je vais le dire. Jamais ce mortel parfait, cet adepte de la vertu ne maudit la Fortune ; jamais il n’accueillit