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LETTRES DE SÉNÈQUE

de la vie ; et l’intelligence humaine y a reconnu le bon et l’honnête par analogie. Comme ce mot a reçu des grammairiens latins droit de cité, je ne crois pas devoir le proscrire et le renvoyer au lieu de sa naissance ; je l’emploie donc, non pas seulement comme toléré, mais comme sanctionné par l’usage. Or qu’est-ce que cette analogie ? Le voici : on connaissait la santé du corps, on s’avisa que l’âme aussi avait la sienne ; on connaissait la force physique, on en déduisit qu’il y avait une force morale. Des traits de bonté, d’humanité, de courage, nous avaient frappés d’étonnement : nous commençâmes à les admirer comme autant de perfections. Il s’y mêlait beaucoup d’alliage ; mais le prestige d’une action remarquable le couvrait de son éclat : on a dissimulé ces taches. Car naturellement on est porté à outrer le plus juste éloge ; et toujours le portrait de la gloire a été au delà du vrai. Or donc, de ces faits divers fut tiré le type du bien par excellence.

Fabricius repoussa l’or de Pyrrhus, et vit moins de grandeur à posséder un royaume qu’à mépriser les dons d’un roi. Le même Fabricius, à qui le médecin de Pyrrhus promettait d’empoisonner son prince, avertit celui-ci d’être sur ses gardes. Ce fut l’effet d’une même vertu de ne pas être vaincu par l’or, et de ne pas vaincre par le poison. Nous avons admiré ce grand homme, inflexible aux offres d’un roi, tout comme à celles d’un régicide, obstiné à suivre la vertu son modèle ; soutenant le plus difficile des rôles, celui d’un chef de guerre irréprochable ; croyant qu’il est des choses non permises même contre un ennemi ; enfin, au sein d’une extrême pauvreté, pour lui si glorieuse, n’ayant pas moins horreur des richesses que de l’empoisonnement. « Pyrrhus, a-t-il dit, tu vivras, grâce à moi ; réjouis-toi de ce qui a toujours fait ta peine : Fabricius est incorruptible. » Horatius Coclès à lui seul intercepta l’étroit passage d’un pont : il voulut que la retraite lui fût coupée, pourvu qu’on fermât le chemin à l’ennemi dont il soutint l’effort jusqu’au moment où retentit avec fracas la chute des solives brisées. Alors tournant la tête, et voyant le péril de sa patrie écarté au prix du sien : « Me suive qui voudra maintenant ! » s’écrie-t-il ; et il se précipite dans le fleuve, non moins soucieux, au milieu du courant qui l’entraîne, de sauver ses armes que sa vie, ses armes invaincues dont l’honneur fut maintenu sans tache ; et il rentra dans Rome aussi tranquillement que s’il avait passé par le pont même.