Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/440

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
430
LETTRES DE SÉNÈQUE

et attire vers elle tous les yeux, quand de grosses sommes sortent d’une maison, qu’on y voit jusqu’au plafond même couvert de dorures, quand une troupe d’esclaves choisis s’y fait remarquer par sa bonne mine ou par sa riche tenue. Félicité de parade que tout cela : celle de l’homme que nous avons soustrait aux influences du peuple comme de la Fortune est tout intérieure. Quant à ceux chez qui le nom d’opulence est mensongèrement usurpé par de laborieux besoins, ils ont des richesses comme on dit que nous avons la fièvre, quand c’est elle qui nous a. Par contre aussi nous disons : « La fièvre le tient ; » de même il faut dire : « Les richesses le possèdent4. » Voici donc le conseil que j’ai le plus à cœur de te donner, et qu’on ne donne jamais assez : règle toute chose suivant les désirs naturels, qu’on peut contenter ou sans qu’il en coûte, ou à peu de frais. Seulement n’allie point le vice avec le désir. Tu t’inquiètes sur quelle table, dans quelle argenterie paraîtront tes mets, si les esclaves servants sont bien appariés, ont la peau bien lisse. Les mets tout seuls, voilà ce que veut la nature.


Vas-tu, quand par la soif tu te sens dévorer,
Chercher un vase d’or pour te désaltérer ;
Et rien ne te plaît-il, lorsque la faim te presse,
Hors le paon, le turbot[1] ?


La faim n’a point ces exigences : il lui suffit qu’on la fasse cesser, elle ne se soucie guère avec quoi. Le reste est l’œuvre pénible d’une déplorable sensualité, qui s’ingénie pour que la faim dure après qu’elle est rassasiée ; pour que l’estomac soit, non pas rempli, mais comblé ; pour que la soif éteinte aux premières rasades se renouvelle encore. Horace a donc bien raison de dire que la soif ne s’inquiète point dans quelle coupe ou avec quelle grâce son eau lui est servie. Si tu crois que la chevelure plus ou moins belle de l’échanson ou le transparent du vase soit chose essentielle, tu n’as pas soif. La nature, en tout si bienveillante, nous a fait l’importante grâce d’ôter aux besoins le dégoût. C’est au superflu que va bien l’esprit d’exclusion : « Ceci n’est guère de mise ; cela est peu vanté ; voici qui choque mes yeux. » Le créateur de ce monde, en traçant à l’homme ses conditions d’existence, a voulu le conserver, non l’efféminer. Tout dans ce but est à sa portée,

  1. Horace, I, Sat. II.