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À LUCILIUS

qui suivront ? Qui ne sait que ce qui doit arriver n’est pas un bien, par cela seul qu’il n’est pas arrivé ? Le bien est toujours utile ; les choses actuelles seules peuvent l’être ; si une chose ne profite point, elle n’est pas encore un bien ; si elle profite, elle l’est déjà. Un jour je serai sage ; ce sera un bien quand je le serai, mais ce bien n’est pas encore. Avant tout il faut qu’une chose soit, pour qu’on voie ensuite ce qu’elle est. Comment, je te prie, ce qui n’est rien jusqu’ici serait-il déjà un bien ? Et comment te prouverai-je mieux qu’une chose n’est pas qu’en te disant qu’elle sera plus tard ? Elle n’est pas venue, évidemment, puisqu’elle est en train de venir. Quand le printemps doit suivre, je sais que nous sommes en hiver ; l’été est proche, nous ne sommes donc pas en été. Le meilleur argument qu’on ait qu’une chose n’est pas dans le présent, c’est qu’elle est à venir. Je serai sage, je l’espère ; mais en attendant je ne le suis pas. Si je possédais un tel bien, je n’éprouverais pas le mal d’en être privé. Viendra le jour où je serai sage : de là on peut concevoir que jusqu’ici je ne le suis pas. Je ne puis tout ensemble jouir de l’être et souffrir de ne l’être pas. Ces deux contraires ne s’allient point, et le même homme n’est pas à la fois heureux et malheureux.

Laissons bien vite ces trop subtiles fadaises, et volons sans retard aux doctrines qui peuvent nous porter secours. Le père qui, pour sa fille en travail, hâte les pas de la sage-femme avec un inquiet empressement, ne s’amuse pas à lire le programme et l’ordre des jeux publics ; le propriétaire qui court à l’incendie de sa maison ne jette pas les yeux sur une table d’échecs pour voir comment se dégagera la pièce bloquée. Mais toi, ô dieux ! toi à qui de toutes parts arrivent de fâcheuses nouvelles : ta maison en flammes, tes enfants en péril, ta patrie assiégée, tes biens au pillage, que sais-je ? naufrages et tremblements de terre, et tout ce qu’il est possible de craindre ; lorsque tant d’objets se disputent tes soins, tu es tout à de pures récréations d’esprit ? Tu vas scrutant quelle différence il y a entre la sagesse et être sage ? Tu noues et dénoues des syllogismes, lorsque tant d’orages planent sur ta tête ? La nature ne nous a point prodigué le temps d’une main si libérale qu’il nous en reste quelque chose à perdre ; et vois combien il en échappe même aux plus ménagers. Nos maladies nous en volent une part, celles de nos proches une autre ; nos affaires indispensables ont la leur, les intérêts publics la leur ; le sommeil nous prend moitié de notre vie55. Jours bornés et rapides, et qui