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les cadeaux qu’on faisait aux convives entrants seront donnés au départ. Dès que l’esprit s’est fait un système de dédaigner les choses d’usage, de tenir pour vil ce qu’on voit chaque jour, on cherche aussi à innover dans le langage, soit par des termes antiques et surannés qu’on exhume et qu’on reproduit ; soit en créant des mots ou des acceptions inconnues ; soit, comme c’est depuis peu la mode, en prenant pour élégance l’audace et l’accumulation des métaphores. Tel orateur, avec ses phrases écourtées, prétend qu’on lui sache gré de tenir en suspens l’auditeur, et de ne laisser qu’entrevoir sa pensée ; tel autre diffère et prolonge le développement de la sienne. Il en est qui, sans aller jusqu’aux fautes de goût, précaution nécessaire à quiconque vise au grand, sont loin au fond de haïr ces fautes mêmes. Enfin partout où tu verras réussir un langage corrompu, les mœurs aussi auront déchu de leur pureté, n’en fais aucun doute. Et comme le luxe de la table et des vêtements dénote une civilisation malade ; de même le dérèglement du discours, pour peu qu’il se propage, atteste que les âmes aussi, dont le style n’est que l’écho, ont dégénéré.

Ne t’étonne pas que le mauvais goût se fasse bienvenir, non-seulement d’un auditoire à mise grossière, mais de ce qu’on appelle la classe élégante. C’est par la toge que ces hommes diffèrent, non par le jugement33. Étonne-toi plutôt qu’outre les productions vicieuses, on loue jusqu’aux vices mêmes.

Mais quoi ! cela s’est fait de tout temps : point de génie qui, pour plaire, n’ait eu besoin d’indulgence. Cite-moi tel célèbre auteur que tu voudras, je te dirai ce que ses contemporains lui ont passé, sur quelles fautes ils ont sciemment fermé les yeux. J’en citerai à qui leurs défauts n’ont point fait tort ; j’en citerai à qui ils ont servi. Je dis plus : je te monterai des hommes du plus grand renom et proposés comme de merveilleux modèles, que la lime de la critique réduirait à rien, le mauvais se trouvant chez eux tellement mêlé au bon, qu’elle enlèverait l’un avec l’autre. Ajoute qu’en littérature il n’y a point de règle absolue. On varie au gré des usages sociaux, qui jamais ne restent longtemps les mêmes.

Nombre de gens exploitent le vocabulaire d’un autre âge : ils parlent la langue des douze tables ; Gracchus, Crassus, Curio sont pour eux trop polis, trop modernes : ils remontent jusqu’à Appius et Coruncanius. Il en est d’autre part, qui, pour ne rien vouloir que d’usuel et de familier, tombent dans le trivial. Ces deux genres, diversement défectueux, le sont