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Sa nature ne le comporte pas : car la prudence prévoit pour celui qui la possède, non pour elle. Elle ne peut ni se promener ni s’asseoir ; elle n’a donc pas d’assentiment, et qui n’en a pas n’est pas animal raisonnable. La vertu, si elle est animal, est raisonnable ; elle n’est pas animal raisonnable, elle n’est donc pas animal. Si la vertu est animal, et que tout bien soit vertu, tout bien est animal. Nos stoïciens l’avouent. Sauver son père est un bien ; opiner sagement au sénat est un bien ; rendre exacte justice est un bien : donc sauver son père est un animal ; opiner sagement est un animal. La conséquence ira si loin qu’on ne pourra s’empêcher de rire. Se taire prudemment est bien ; bien souper est un bien : ainsi se taire et souper sont des animaux.

Eh bien ! soit : appuyons toujours et divertissons-nous de ces subtiles inepties. Si la justice et le courage sont des animaux, sans doute ce sont des animaux terrestres. Tout animal terrestre a froid, a faim, a soif ; donc la justice a froid, le courage a faim, la clémence a soif. Et encore, ne puis-je demander quelle figure ont ces animaux ? Celle d’un homme, d’un cheval, d’une bête sauvage ? Leur donne-t-on, comme à Dieu, la forme ronde25 ? je demanderai si l’avarice, la mollesse, la démence sont rondes pareillement, car elles aussi sont des animaux. Les arrondit-on à leur tour ? Je demanderai si une promenade faite avec prudence est animal ou non. Nécessairement on l’avouera, et on dira que la promenade est un animal, et qu’il est de forme ronde.

Ne crois pas au reste que parmi les nôtres je sois le premier qui ne parle pas comme le maître, et qui aie mon opinion à moi : Cléanthe et son disciple Chrysippe ne sont pas d’accord sur ce que c’est que la promenade. Cléanthe dit : « Ce sont des esprits mis en mouvement du siège de l’âme jusqu’aux pieds. » Selon Chrysippe, c’est l’âme elle-même. Eh ! pourquoi, à l’exemple de ce même Chrysippe, ne pas en appeler à son propre sens, ne pas rire de ces multitudes d’animaux que le monde ne pourrait contenir ? « Les vertus, dit-on, ne constituent pas plusieurs animaux, et sont pourtant des animaux. Un homme est poète et orateur, et cependant n’est qu’un seul homme ; ainsi ces vertus sont des animaux, mais n’en sont pas plusieurs. C’est chose identique que l’âme et l’âme juste, et prudente, et courageuse, c’est-à-dire ordonnée selon chacune de ces vertus. » La question s’évanouit, nous voilà d’accord. Moi aussi j’avoue pour le mo-