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cette marche, d’ailleurs si lente, si bien échelonnée, fût écoulée ? Notre vie entière sera-t-elle remplie de ce qui n’a pu remplir tout un jour ? » Autre réflexion : ces objets me parurent aussi peu utiles pour leurs possesseurs qu’ils l’avaient été pour les spectateurs. Aussi je me répète, chaque fois que pareilles choses m’éblouissent le regard, soit magnifique palais, soit brillant cortège d’esclaves, soit litières soutenues par des porteurs de la plus belle mine : « Qu’admires-tu là, tout ébahi ? Une pompe faite pour la montre, non pour l’usage, qui plaît un moment et qui passe. Tourne-toi plutôt vers la vraie richesse ; apprends à te contenter de peu. Élève ce noble et généreux défi : L’eau ne me manque pas, j’ai de la bouillie : luttons de félicité avec Jupiter lui-même[1]. Eh ! de grâce, luttons, même quand cela nous manquerait. Honte à qui place son bonheur dans l’or et l’argent ! Honte encore à qui le place dans sa bouillie et dans son eau ! » — Mais que faire si je n’ai pas ces deux choses ? Le remède à de telles privations ? — Tu le demandes ! La faim termine la faim.

« Si tes pensées sont autres, qu’importe la grandeur ou l’exiguïté des besoins qui te font esclave ? Qu’importe que ce soit peu, si le sort te le refuse ? Pour cette eau même et cette bouillie tu peux tomber à la discrétion d’autrui : or, l’homme libre est celui non pas qui laisse à la Fortune la moindre prise, mais qui ne lui en laisse aucune. Encore une fois, ne désire rien, si tu veux défier Jupiter, que nul désir ne vient troubler. »

Ce qu’Attalus nous disait, la nature l’a dit à tous les hommes. Si tu médites souvent ces leçons, tu sauras être heureux au lieu de le paraître, heureux à tes yeux plutôt qu’à ceux des autres.


Lettre CXI.

Le sophiste. Le véritable philosophe.

Tu me demandes comment s’appelle en latin ce que les Grecs nomment sophismes. Beaucoup de termes ont été essayés, aucun n’est resté ; sans doute comme la chose n’était pas reçue ni

  1. Paroles d'Épicure. Voir Lettre XXV.