Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/403

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sache que, soit que nous restions confiés à leur garde, ou livrés à nous seuls et à la Fortune, tu ne peux proférer contre personne d’imprécation pire que de lui souhaiter d’être mal avec lui-même. Il n’est pas besoin non plus d’invoquer la colère des dieux sur qui nous semble la mériter ; non, cette colère est sur le méchant, lors même qu’ils paraissent se complaire à favoriser son élévation. Emploie ici ta sagacité : considère ce que sont les choses, non comme on les appelle, tu verras qu’il nous arrive plus de mal par les succès que par les revers. Que de fois le principe et le germe du bonheur sont sortis de ce qu’on nommait calamité ! Que de prospérités vivement fêtées d’abord, s’échafaudaient au bord de l’abîme, élevant la victime, déjà haut placée, d’un degré de plus, comme si auparavant elle eût pu encore tomber sans risque ! Au reste, cette chute même n’a rien en soi de malheureux, si l’on envisage l’issue dernière au delà de laquelle la nature ne saurait précipiter personne. Il est proche, le terme de toute chose : oui, il est proche pour l’heureux l’instant qui le renversera, proche pour le malheureux celui qui l’affranchira20. Double perspective que nous seuls étendons, que l’espoir ou la crainte reculent. Sors plus sage, mesure tout à ta condition d’homme : abrége du même coup tes joies et tes appréhensions. Tu gagneras, à des joies plus courtes, des appréhensions moins longues. Mais que parlé-je de restreindre ce mal de la peur ? Rien au monde, crois-moi, ne mérite de te l’inspirer. Ce ne sont que chimères qui nous émeuvent, qui nous glacent de surprise. Nul ne s’est assuré de l’existence du péril : chacun n’a fait que transmettre sa peur au voisin. Nul n’a osé s’approcher de l’épouvantail, en sonder la nature, voir s’il ne craignait pas ce qui était un bien. Voilà comme un vain prestige, un fantôme abuse nos crédules esprits, parce qu’on n’en a pas démontré le néant. C’est ici le cas de porter devant nous un regard ferme ; nous verrons clairement que rien n’est plus passager, plus incertain, plus rassurant même que l’objet de nos alarmes. Le trouble de notre imagination est tel que Lucrèce l’a jugé :

Comme tout pour l’enfant est objet de terreur

Dans l’ombre de la nuit, l’homme en plein jour a peur[1].


Que dis-je ? N’est-on pas plus insensé que le plus faible enfant, de prendre peur en plein jour ? Mais tu te trompes, Lucrèce, ce

  1. Lucrèce, II, V. 54.