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calamité dernière, une condamnation le flétrit des imputations les plus accablantes. On l’accusa d’attenter à la religion et de corrompre les jeunes gens qu’il soulevait, disait-on, contre les dieux, contre leurs parents et la république : puis vinrent les fers et la ciguë. Tout cela, bien loin de troubler son âme, ne troubla même pas son visage. Il mérita jusqu’à la fin l’éloge admirable, l’éloge unique que jamais nul ne le vit plus gai ni plus triste que de coutume : il fut toujours égal dans ces grandes inégalités du sort.

Veux-tu un second exemple ? Prends M. Caton, ce héros plus moderne, que la Fortune poursuivit d’une haine encore plus vive et plus opiniâtre. Traversé par elle dans tous les actes de sa vie, et jusque dans celui de sa mort, il prouva néanmoins qu’un grand cœur peut vivre et mourir en dépit d’elle. Son existence se passa toute soit dans les guerres civiles, soit à une époque déjà grosse de guerres civiles ; et l’on peut dire de lui, comme de Socrate, qu’il vécut dans une patrie esclave, à moins qu’on ne prenne Pompée, César et Crassus, pour les hommes de la liberté. Personne ne vit changer Caton, quand la république changeait sans cesse : toujours le même dans toute situation, préteur ou repoussé de la préture, accusé ou chef de province, au forum, aux armées, à l’heure du trépas. Enfin, au milieu de toute cette république en détresse, quand d’un côté marchait César appuyé des dix plus braves légions, de tant d’étrangers ses auxiliaires, et quand de l’autre était Pompée, Caton seul suffit contre tous. Quand ceux-là penchaient pour César, ceux-ci pour Pompée, Caton lui seul forma un parti à la liberté. Embrasse dans tes souvenirs le tableau de ces temps, tu verras d’une part le petit peuple et tout ce vulgaire enthousiaste des choses nouvelles ; de l’autre, l’élite des Romains, l’ordre des chevaliers, tout ce qu’il y avait dans l’État de vénéré, de distingué ; et, délaissés au milieu de tous, la république et Caton. Ah ! sans doute, tu considéreras avec admiration

Agamemnon, Priam, et terrible à tous deux

Achille…[1];


car il les improuve tous deux, il les veut désarmer tous deux. Voici comme il juge au sujet de l’un et de l’autre : « Si César triomphe, je me condamne à mourir ; si c’est Pompée, je m’exile. » Qu’avait-il à craindre celui qui, défait ou vainqueur, s’infligeait

  1. Énéide, I, 458.