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douleur de perdre un ami, ou d’être, au milieu de sa douleur, à l’affût de la volupté ? Nos préceptes à nous n’ont rien que d’honnête : quand le cœur trop rempli s’est soulagé de quelques larmes et a jeté pour ainsi dire ses premiers bouillons, nous lui défendons le désespoir. Et tu conseilles, toi, l’amalgame du deuil et de la joie ! Ainsi l’on console un enfant avec du gâteau, et l’on fait taire les cris d’un nourrisson en faisant couler du lait dans sa bouche. Quoi ! à l’instant même où ton fils est la proie des flammes, où ton ami expire, tu n’admets point de trêve au plaisir, ton chagrin est une sensualité de plus ! Lequel est le plus honorable, ou d’éloigner de ton âme la douleur, ou d’y accueillir la volupté de pair avec elle ? Que dis-je de l’accueillir, de courir après, de vouloir l’extraire de ta douleur même ? Il est, dis-tu, une volupté sœur de la tristesse ! C’est à nous qu’est permis ce langage, à vous il ne l’est pas. Vous ne connaissez de bien que la volupté, de mal que la douleur. Entre le bien et le mal quelle parenté peut-il y avoir ? Mais supposons-la : est-ce bien le moment de faire cette trouvaille, de scruter sa douleur pour surprendre autour d’elle quelque chose qui nous délecte et qui nous chatouille ? Certains remèdes, salutaires à telle partie du corps, sont trop malpropres et trop peu décents pour s’appliquer à telle autre ; et ce qui ailleurs soulagerait sans choquer la pudeur, devient déshonnête selon l’endroit de la blessure. N’as-tu pas honte de guérir le deuil du cœur par la volupté ? Cherche une cure plus sévère à une telle plaie. Dis plutôt : « L’homme qui a cessé d’être ne sent plus le mal, ou, s’il le sent, il n’a pas cessé d’être. » Non, plus de souffrance pour qui n’est plus ; car souffrir c’est vivre. Le crois-tu à plaindre de n’être pas, ou d’être encore d’une manière quelconque ? Or ce ne peut être un tourment pour lui de ne pas exister ; le néant peut-il rien sentir ? Et s’il existe, point de tourment, car il échappe au grand désavantage de la mort, qui est de n’être plus.

« Disons aussi à quiconque pleure et regrette un fils enlevé dès le bas âge : « Nous tous, vu la brièveté de nos jours comparée à l’ensemble des siècles, jeunes ou vieux, nous sommes au même point[1]. Notre partage sur la totalité des temps est moindre que ce qu’on peut dire de plus imperceptible, car même l’imperceptible est quelque chose ; ce qui nous est donné à vivre se réduit presque à rien, et ce rien, ô démence ! nos plans l’étendent à l’infini. »

  1. « Nos termes sont pareils par leur courte durée. » La Fontaine.