Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/361

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que, pour être homme, il ne cessait pas d’être grand. Oui, nous pouvons céder à la nature en gardant notre gravité. J’ai vu aux funérailles des leurs des hommes vénérables, sur le visage desquels perçait la tendresse du cœur, sans rien de nos désespoirs d’apparat, rien qui ne fût donné à une affection sincère. Il est, jusque dans la douleur, une bienséance que doit observer le sage ; et, comme toute chose, l’affliction a ses limites. Chez les hommes de peu de raison, les joies comme les douleurs débordent.

« Subis sans murmure les coups de la nécessité. Qu’est-il survenu d’improbable, d’extraordinaire ? Combien à cette heure même il se commande d’enterrements ! Que de lits funèbres74 s’achètent ! Combien de deuils après le tien !

« Autant de fois que tu diras : « Mon fils était enfant ; » dis aussi : « Il était du nombre des mortels, auxquels rien n’est garanti, que le destin n’est pas tenu de conduire à la vieillesse : où il le veut, il les congédie. » Du reste, parle fréquemment de lui ; fais revivre, autant que tu pourras, son souvenir qui se représentera plus souvent s’il n’est pas accompagné d’amertume. Car si les gens tristes ne sont guère recherchés, la tristesse l’est bien moins encore. Quelque heureux propos, quelque gentillesse, tout enfantine qu’elle fût, t’ont-ils charmé en lui, reviens-y souvent, et affirme sans crainte qu’il eût pu remplir les espérances conçues par la tendresse de son père. Perdre la mémoire des siens et l’ensevelir avec leurs cendres, être pour eux prodigue de larmes, avare de souvenirs, c’est ne point porter un cœur d’homme. C’est ainsi que les oiseaux, que les bêtes féroces aiment leurs petits : leur amour, des plus violents, est pour ainsi dire de la rage ; mais viennent-ils à les perdre, il s’éteint tout à fait. Cela ne sied point au sage : sa mémoire sera persévérante, ses larmes passeront.

« Je n’approuve en aucune façon ce que dit Métrodore, « qu’il est une volupté, sœur de la tristesse75, qu’on fera bien de savourer aux jours d’affliction. » J’ai transcrit ses propres paroles, tirées de sa première lettre à sa sœur. Je ne doute pas du jugement que tu en porteras. Car quoi de plus honteux ? Être, au sein du deuil, en quête du plaisir, l’espérer du deuil même, et demander aux pleurs une jouissance ! Voilà les hommes qui nous reprochent trop de rigorisme, qui flétrissent nos doctrines comme impitoyables, quand nous disons qu’on doit fermer son âme aux chagrins, ou les en bannir au plus vite. Lequel donc est le plus inadmissible, le plus barbare, ou de ne pas sentir la