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Du reste l’homme est si injuste, si oublieux du terme où il marche, où chacune de ses journées le pousse, qu’il s’étonne de la moindre perte, lui qui doit tout perdre en un jour. Sur quelque objet que tu fasses graver : Ceci m’appartient, cet objet peut être chez toi, il n’est pas à toi ; rien de solide pour l’être débile, pour la fragilité rien d’éternel et d’indestructible. C’est une nécessité de périr aussi bien que de perdre ; et ceci même, comprenons-le bien, console un esprit juste : il ne perd que ce qui doit périr.

« Eh bien, contre ces pertes quelle ressource avons-nous trouvée ? » Celle de retenir par le souvenir ce qui nous a fui, sans laisser échapper du même coup les fruits que nous en avons pu recueillir. La possession s’enlève, avoir possédé nous reste. Tu es le plus ingrat des hommes si, après que tu as reçu, tu te crois quitte quand tu perds. Un accident nous ravit la chose ; mais en avoir usé, mais le fruit de cette chose, est encore à nous : nos iniques regrets nous font tout perdre. Dis-toi bien : « De tout ce qui me semble terrible, rien qui n’ait été vaincu, qui ne l’ait été par plus d’un mortel, le feu par Mucius, la croix par Régulus, le poison par Socrate, l’exil par Rutilius, la mort au moyen du fer par Caton ; nous aussi sachons vaincre quelque chose !

« D’autre part, ces faux biens, dont l’éclat apparent entraîne le vulgaire, ont été par plusieurs et plus d’une fois dédaignés. Fabricius général refusa les richesses, censeur il les flétrit ; Tubéron jugea la pauvreté digne de lui, digne du Capitole, le jour où, se servant d’argile dans un repas public, il montra que l’homme devait se contenter de ce qui était, même alors, à l’usage des dieux[1]. Sextius le père répudia les honneurs, lui que sa naissance appelait aux premières charges de la république : il ne voulut point du laticlave que lui offrait le divin Jules ; car il sentait que ce qui peut se donner peut se reprendre. À notre tour, faisons preuve de magnanimité. Prenons rang parmi les modèles. Pourquoi mollir ? pourquoi désespérer ? Tout ce qui fut possible l’est encore. Nous n’avons qu’à purifier notre âme et suivre la nature : qui s’en écarte est condamné à désirer et à craindre, à être esclave des événements. Nous pouvons rentrer dans la route, nous pouvons ressaisir tous nos droits. Ressaisissons-les, et nous saurons supporter la douleur, sous quelque forme qu’elle envahisse notre

  1. Voy. Lettre XCV et la note.