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des publicains, ces signalements ont leur utilité, j’en conviens. Signalons des actes louables : ils trouveront quelque imitateur. Tu crois utile qu’on te donne des indices pour reconnaître un coursier généreux, pour n’être pas dupe en l’achetant et ne point perdre ta peine avec un sujet sans vigueur ? Combien n’est-il pas plus essentiel de connaître les caractères d’une âme supérieure, vu qu’il est permis de se les approprier !

Jeune et de noble sang, d’un pas fier il s’avance,


Sur ses souples jarrets retombe avec aisance ;
Insensible aux vains bruits, le premier du troupeau,
Il fend l’onde écumante, affronte un pont nouveau.
Il a le ventre court, l’encolure hardie,
Et la tête effilée et la croupe arrondie ;
Chaque muscle saillit sur ce mâle poitrail…
Que d’un clairon lointain le son guerrier l’éveille,
Il s’agite, il frémit, il a dressé l’oreille.

Un souffle de feu roule en ses bruyants naseaux[1].


Notre Virgile, sans y penser, a décrit l’homme de cœur ; et moi, je n’emploierais pas d’autres traits pour peindre le grand homme. Que j’aie à représenter Caton, intrépide au milieu du fracas des guerres civiles, qui gourmande le premier les armées déjà parvenues aux Alpes et qui court s’opposer à leur choc impie, je ne lui donnerais pas un autre aspect, une autre attitude. Certes, nul ne pourrait s’avancer plus fièrement que l’homme qui se lève à la fois contre César et contre Pompée, et quand tous, par intérêt, caressent l’une ou l’autre faction, les défie tous deux et leur fait voir que la République a aussi son parti à elle. Oui, c’est peu dire pour Caton que de le montrer

Insensible aux vains bruits…

lui qu’en effet les bruits les plus vrais, les crises les plus pressantes n’effrayent pas : en face de dix légions, des auxiliaires gaulois, des enseignes barbares mêlées aux aigles citoyennes, il élève une voix libre, il exhorte la République à ne point fléchir dans sa lutte pour la liberté, à tenter toutes les épreuves : car il est plus noble de tomber dans la servitude que d’y courir. Quelle vigueur, quel enthousiasme, et, dans la terreur universelle, quelle assurance ! Il sait qu’il est le seul dont la condition ne court point de risque ; que la question n’est pas si Caton sera libre, mais s’il vivra au milieu d’hommes libres : de

  1. Géorgiques, III, vers 75. Trad. de Delille modifiée.