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prend le domaine des dieux et des hommes, est un : nous sommes les membres d’un grand corps62. La nature nous a créés parents, en nous tirant des mêmes principes et pour les mêmes fins. Elle a mis en nous un amour mutuel et nous a faits sociables ; elle a établi le droit et le juste, elle a décrété que l’auteur du mal serait plus à plaindre que celui qui le souffre63 ; elle commande, et je trouve toutes prêtes des mains secourables. Qu’elle soit dans nos cœurs et sur nos lèvres cette maxime du poète :

Ah ! rien d’humain ne m’est étranger, je suis homme64.


Qu’elle y soit toujours ; nous sommes nés pour le bien commun. La société est l’image exacte d’une voûte qui croulerait avec toutes ses pierres, si leur mutuelle résistance n’assurait seule sa solidité.

Ayant fait la part des dieux et des hommes, examinons comment il faut user des choses. On aura jeté au vent ses préceptes, s’ils ne sont précédés de l’idée qu’on doit avoir sur chaque chose, sur la pauvreté, les richesses, la gloire, l’ignominie, la patrie, l’exil. Apprécions chacune de ces choses, sans tenir compte de l’opinion ; cherchons ce qu’elles sont, et non comment on les appelle.

Je passe aux vertus. On nous recommandera d’avoir en haute estime la prudence, de nous armer de courage, d’aimer la tempérance, d’embrasser la justice, s’il se peut, plus étroitement encore que tout le reste. Mais on n’obtiendra rien, tant qu’on ignorera ce qu’est la vertu ; s’il n’y en a qu’une ou s’il y en a plusieurs ; si elles sont séparées ou connexes ; si en posséder une c’est les posséder toutes ; comment elles diffèrent entre elles. L’artisan n’a besoin de s’enquérir ni de l’origine, ni des avantages de son métier, non plus que le pantomime de la théorie de la danse. Tous ces arts-là se savent pour ainsi dire eux-mêmes et sont tout d’une pièce : car ils n’embrassent pas l’ensemble de la vie. La vertu est en même temps la science des autres et de soi : il faut apprendre d’elle à l’étudier elle-même. L’action ne sera pas droite, si la volonté ne l’est pas, puisque la volonté fait l’action. D’autre part, la volonté ne peut être droite que le fond de l’âme ne le soit, car de là procède la volonté ; et le fond de l’âme ne sera tel que lorsqu’elle aura saisi les lois de toute la vie, fixé ses jugements sur chaque chose et réduit tout au pied de la vérité. Point de tranquillité