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leurs habitudes dépravées dominent, il faut un long travail pour que leur rouille s’efface. Au reste, si l’on élève plus vite à la perfection les âmes qui tendent au bien, on aidera aussi les âmes faibles et on les arrachera à leurs malheureux préjugés en leur enseignant les dogmes de la philosophie dont l’importante nécessité est si visible. Il y a en nous des penchants qui nous font paresseux pour certaines choses, téméraires pour d’autres. On ne peut ni arrêter cette audace, ni réveiller cette apathie, si l’on n’en fait disparaître les causes, qui sont d’admirer et de craindre à faux. Tant que ces passions possèdent l’homme, on a beau lui dire : « Voici tes devoirs envers ton père, tes enfants, tes amis, tes hôtes. » Ses efforts seront paralysés par l’avarice ; il saura qu’il faut combattre pour la patrie, et la crainte l’en dissuadera ; il saura qu’il doit à ses amis jusqu’à ses dernières sueurs, mais la mollesse l’empêchera d’agir ; il saura que prendre une concubine est la plus grave injure qu’on puisse faire à une épouse ; mais l’incontinence le poussera hors du devoir. Ainsi rien ne sert de donner des préceptes, si d’abord on n’écarte ce qui leur fait obstacle : ce serait mettre des armes sous les yeux et à la portée d’un homme qui pour s’en servir n’aurait pas les mains libres. Pour que l’âme puisse aller aux préceptes qu’on lui donne, il faut la délier. Supposons qu’un homme fasse ce qu’il doit : il ne le fera pas d’une manière assidue, d’une manière égale, car il ignorera pourquoi il le fait. Quelques-unes de ses actions, soit hasard, soit routine, se trouveront bonnes ; mais il n’aura pas en main la règle pour les y rapporter, pour s’assurer qu’elles sont vraiment bonnes. Il ne promettra pas d’être à tout jamais vertueux, s’il l’a été par accident.

En second lieu, les préceptes te montreront peut-être à faire ce qu’il faut, mais non à le faire comme il faut ; et s’ils ne te le montrent pas, ils ne te mènent pas jusqu’à la vertu. L’homme averti fera ce qu’il doit, je l’accorde ; mais c’est trop peu, parce que le mérite n’est pas dans l’action, mais dans la manière de la faire. Quoi de plus scandaleux que le faste qui dans un repas dévore le cens d’un chevalier ? Quoi de plus digne d’être noté par le censeur, dès qu’on se donne cela, comme parlent nos débauchés, pour soi, pour son plaisir ? Pourtant des repas de cérémonie ont coûté tout autant de sesterces aux hommes les plus sobres. Ce qui, donné à la gourmandise, est honteux, échappe au blâme, si la dignité l’exigeait. Ce n’est plus du faste, c’est un devoir de représentation57.