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la bonne, c’est le coup qui les noie, qui rend l’ivresse parfaite29. Ce qu’a de plus piquant toute volupté, elle le garde pour l’instant final. Le grand charme de la vie est à son déclin, je ne dis pas au bord de la tombe, bien que, même sur l’extrême limite, elle ait à mon gré ses plaisirs. Du moins a-t-elle pour jouissance l’avantage de n’en désirer aucune. Qu’il est doux d’avoir lassé les passions, de les avoir laissées en route ! « Mais il est triste d’avoir la mort devant les yeux ! » D’abord elle doit être autant devant les yeux du jeune homme que du vieillard : car elle ne nous appelle point par rang d’âge ; puis on n’est jamais tellement vieux qu’on ne puisse espérer sans présomption encore un jour30. Or un jour, c’est un degré de la vie : l’ensemble d’un âge d’homme se compose de divisions, de petits cercles enveloppés par de plus grands. Il en est un qui les embrasse et les comprend tous31 : celui qui va de la naissance à la mort. Tel cercle laisse en dehors les années de l’adolescence ; tel autre enferme dans son tour l’enfance tout entière ; vient ensuite l’année qui rassemble en elle tous les temps qui multipliés forment la vie. Une moindre circonférence borne le mois, une bien moindre encore le jour ; mais le jour va, comme tout le reste, de son commencement à sa fin, de son aurore à son couchant. Aussi Héraclite, que l’obscurité de son style a fait surnommer le Ténébreux, dit que chaque jour ressemble à tous : ce qu’on a interprété diversement. Les uns entendent qu’il est pareil quant aux heures, et ils disent vrai ; car si un jour est un espace de vingt-quatre heures, nécessairement tous les jours entre eux sont pareils, parce que la nuit gagne ce que le jour perd. D’autres appliquent cette ressemblance à l’ensemble de tous les jours, la plus longue durée n’offrant que ce qu’on trouve en une seule journée, lumière et ténèbres. Dans les révolutions alternatives du ciel ce double phénomène se répète, mais n’est jamais autre, qu’il s’abrège ou qu’il se prolonge. Disposons donc chacune de nos journées comme si elle fermait la marche, comme si elle achevait et complétait notre vie32. Pacuvius qui, par une sorte de prescription, fit de la Syrie son domaine33, qui présidait lui-même aux libations et au banquet de ses funérailles, se faisait porter de la table au lit, aux applaudissements de ses amis de débauche, et l’on chantait en grec au son des instruments : Il a vécu ! il a vécu[1]! Il s’enterrait, cet homme, tous les jours. Ce qu’il faisait par dé-

  1. Voy. Brièveté de la vie, XX, et la note.