Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/334

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

efforts déchirent de tant d’épines, à tous ceux enfin qui sont en pleine possession de leurs maux.

Mais, sans plus de préambule, j’entre en matière. « La vie heureuse, disent nos adversaires, se fonde sur les bonnes actions vers lesquelles conduisent les préceptes ; donc les préceptes suffisent pour la vie heureuse. » — Si les préceptes conduisent aux bonnes actions, ce n’est pas toujours ; c’est quand ils trouvent l’esprit docile : quelquefois ils se présentent en vain, si l’âme est circonvenue d’opinions erronées. D’ailleurs, lors même qu’on fait bien, on ne sait pas qu’on fait bien. Car il est impossible à qui que ce soit, s’il n’est dès le principe formé et gouverné par une raison parfaite, de remplir toutes les conditions du devoir jusqu’à en connaître et les moments et l’étendue, et envers qui et comment les remplir. Aussi lui est-il impossible de se porter vers l’honnête de toute son âme, ni même avec constance ou affection ; il regarde en arrière, il hésite. « Si, dit-on, l’action honnête vient des préceptes, les préceptes sont bien suffisants pour rendre la vie heureuse : or l’un est vrai, donc l’autre l’est aussi. » À quoi nous répondons que les actions honnêtes se font un peu grâce aux préceptes, mais non grâce aux préceptes seuls. On insiste et l’on dit : « Si les autres arts ont assez des préceptes, il en sera de même de la sagesse qui est l’art de la vie. On forme un pilote en lui enseignant à mouvoir le gouvernail, à carguer les voiles, à profiter du bon vent, à lutter contre le mauvais, à tirer parti d’une brise incertaine et sans direction fixe. Les préceptes instruisent de même les autres artisans : donc ceux dont l’art est de bien vivre y trouveront les mêmes ressources. » Mais les autres arts ne s’occupent que du matériel de la vie, non de la vie dans son ensemble. Aussi rencontrent-ils au dehors beaucoup d’empêchements et d’embarras, l’espérance, la cupidité, le découragement. Celui qui s’intitule l’art de vivre ne peut être arrêté par rien dans son exercice ; il renverse les barrières et se joue avec les obstacles. Veux-tu savoir quelle dissemblance il y a entre cet art et les autres ? Dans les autres on est plus excusable de pécher volontairement que par accident ; dans celui-ci, la plus grande faute est celle qu’on a voulu commettre. Ce que je dis va s’expliquer. Un grammairien ne rougit pas d’un solécisme qu’il a fait sciemment ; il en rougit, s’il l’a fait par ignorance. Le médecin qui ne voit pas que l’état du malade empire, pèche plus contre son art que s’il feint de ne le pas voir. Mais dans l’art de la