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leur boue46. Et en effet, quand on les extrait à travers de sombres et interminables tranchées, et avant qu’ils se produisent dégagés de leurs scories, il n’est rien de plus terne. Enfin considère ceux qui les travaillent et sous la main desquels cette sorte de terre stérile et informe laisse successivement ses impuretés, et vois de quel enduit fuligineux ils sont couverts. Eh bien ! les âmes en sont plus salies que les corps, et il en reste plus d’ordures chez le possesseur que chez l’ouvrier.

Ayons donc, il le faut, ayons un moniteur, un conseiller de bon sens, et qu’au milieu de tout ce fracas, de ces frémissements du mensonge, une voix sincère se fasse entendre à nous. Quelle sera cette voix ? Ce sera celle qui à travers les cris assourdissants de l’ambition saura nous glisser de salutaires paroles et nous dire : « Tu n’as pas sujet de rien envier à ceux que le peuple appelle grands et heureux ; non, ne laisse pas ébranler la paisible assiette, la santé de ton âme, à de futiles battements de mains ; non, ne prends pas en dégoût ta tranquillité devant ces faisceaux qui précèdent cet homme habillé de pourpre. Non, ne juge pas celui à qui on fait faire place plus heureux que toi, que le licteur écarte de sa route. Veux-tu exercer une dictature aussi profitable à toi-même que peu tyrannique pour les autres ? chasse bien loin tous tes vices. Beaucoup d’hommes se rencontrent, incendiaires des cités, qui vont rasant des murailles indestructibles au temps et vierges d’invasion durant plusieurs siècles ; beaucoup élèvent des terrasses au niveau des forteresses, et voient des remparts prodigieux en hauteur foudroyés par leurs béliers et leurs machines ; beaucoup poussent devant eux des armées, portent les derniers coups aux ennemis en fuite et arrivent jusqu’à la grande mer, tout dégouttants du sang des nations ; mais eux aussi, pour vaincre leurs adversaires, avaient été vaincus par la cupidité. Ils sont accourus, et nul n’a fait résistance ; mais eux non plus n’avaient point résisté à la soif des conquêtes et du carnage : voilà ce qui les poussait, quand ils semblaient pousser les autres.

Ainsi courait le malheureux Alexandre, en proie à cette rage de dévastation qui l’envoyait sous des cieux inconnus. Le crois-tu sain d’esprit, lui qui préludant par les désastres de la Grèce, son institutrice, ravit à chacun ce qu’il a de plus précieux, à Sparte l’indépendance, à Athènes la parole ? Non content de la ruine de tant de villes, subjuguées ou achetées par Philippe, il va renversant çà et là d’autres villes et pro-