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qu’il ne la reçut. Il a réalisé le modèle de l’homme de bien ; il en a fait voir le caractère et la grandeur : eût-il ajouté à ses jours, il n’eût fait que continuer son passé. Et jusqu’où donc voulons-nous vivre ? Nous avons tout connu, joui de tout. Nous savons d’où relève le grand principe des choses, la nature ; comment elle ordonne le monde ; par quels retours elle ramène l’année ; comment elle a réuni en elle tous les êtres épars et s’est donnée pour fin à elle-même. Nous savons que les astres marchent par leur propre impulsion ; qu’excepté la terre rien n’est fixe ; que tout le reste fuit d’une vitesse continuelle. Nous savons comment la lune devance le soleil ; pourquoi, plus lente, elle le laisse derrière elle, lui si prompt dans sa course ; comment elle reçoit ou perd sa lumière ; quelle cause amène la nuit et quelle autre nous rend le jour. Il nous reste à aller où nous verrons de plus près ces merveilles. Et, dit le sage, ce n’est pas cet espoir qui me fait partir avec plus de courage, bien sûr que pour moi s’ouvre un chemin vers mes dieux bien-aimés. J’ai mérité sans doute d’être admis dans leur sein et je m’y suis déjà vu : j’ai envoyé vers eux ma pensée et ils m’ont envoyé la leur. Mais suppose-moi anéanti, et qu’à la mort rien de l’homme ne reste, ma résolution n’en est pas moins ferme, dussé-je n’aborder nulle part au sortir d’ici. « Il n’a pas vécu autant d’années qu’il aurait pu vivre ! » Un petit nombre de lignes peut former un livre, un livre louable et utile. Tu sais combien les annales de Tanusius sont volumineuses et comment on les appelle[1]. La longue vie de quelques hommes ressemble à ces annales et mérite l’épithète qu’on y joint. Estimes-tu plus heureux le gladiateur qu’on égorge le soir que celui qui tombe au milieu du jour ? en est-il, penses-tu, un seul assez sottement épris de la vie pour aimer mieux recevoir le coup de grâce au spoliaire[2] que dans l’arène ? Voilà à quelle distance nous nous devançons les uns les autres. La mort nous fauche tous, le meurtrier après la victime. C’est en vue d’un moment que l’on s’agite avec tant d’anxiété. Eh ! que sert d’éviter plus ou moins longtemps l’inévitable ?



  1. Annales Tanusi, cacato charta. (Catulle.)
  2. Lien où l'on achevait les gladiateurs désormais impropres à combattre. Voy. Quest. nat., III, 59.