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rien aux clartés du soleil dont la splendeur efface tout ce qui sans lui aurait de l’éclat. « Mais il est des choses qui s’interposent entre le soleil et nous. » Oui, et la force de ses rayons demeure entière, au milieu de ces obstacles mêmes ; et malgré l’intermédiaire qui nous en dérobe l’aspect, il est à son œuvre et poursuit sa course. Lorsqu’il luit au sein des nuages, il n’est pas moindre que par un beau ciel, ni plus lent dans sa marche ; car il y a grande différence entre un obstacle et l’empêchement absolu. De même ce qui fait obstacle à la vertu ne lui enlève rien. Elle n’est pas moindre, mais elle brille moins ; à nos yeux peut-être ne paraît-elle pas aussi éclatante, aussi pure ; et comme l’astre éclipsé, son influence voilée agit encore. Ainsi calamités, pertes, injustices, sont aussi impuissantes contre la vertu qu’un léger nuage contre le soleil.

Nous trouvons des gens qui nous disent que le sage mal partagé corporellement n’est ni malheureux ni heureux. Ceux-là aussi se trompent : ils mettent les avantages fortuits au niveau des vertus, et n’accordent pas plus aux choses honnêtes qu’à celles qui le sont le moins. Or quoi de plus indigne, de plus révoltant que de comparer des choses respectables à celles qui méritent le dédain ? La vénération est due à la justice, à la piété, à la loyauté, au courage, à la prudence ; ce qui est vil au contraire, c’est ce dont souvent les plus vils mortels sont le plus largement pourvus : la jambe solide, et les bras et les dents, tout cela sain et à l’épreuve. Mais d’ailleurs si le sage, avec une santé fâcheuse, ne doit passer ni pour malheureux ni pour heureux, et qu’on le laisse sur la ligne mitoyenne, sa vie non plus ne sera ni à désirer ni à fuir. Et qu’y a-t-il de si absurde que ceci : « La vie du sage n’est pas à désirer, » ou de si incroyable que de prétendre qu’il y a telle vie qui n’est ni à désirer ni à fuir ? Et puis, si les incommodités physiques ne rendent pas malheureux, elles permettent d’être heureux. Ce qui n’a pas la puissance de me faire passer dans un état pire ne peut m’interdire le meilleur état. « Le froid et le chaud, répond-on, sont deux choses connues dont le moyen terme est le tiède : ainsi tel est heureux, tel misérable ; tel enfin n’est ni l’un ni l’autre. » Je veux faire justice de cette comparaison qu’on nous oppose. Si j’ajoute un degré de froid au tiède, il deviendra froid, un degré de chaud, il finira par être chaud. Mais l’homme qui n’est ni misérable ni heureux, quelque élément de misère que je lui apporte, ne sera pas misérable, vous-mêmes vous le dites : la comparaison est donc inexacte.